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L’homme du jeudi tous les quinze jours, exact à
une semaine près. « Tu as une semaine de retard », me dit Claire. « Je sais »,
dis-je, et embraye sur la prestation de la veille dont nous débattons, elle
ayant aimé Patterson et détesté Marcelline, et, en définitive, étant plutôt
indulgente dans l’ensemble. Elle me dit connaître Polyphonix depuis plus de
vingt ans, avoir vu et entendu Heidsick, Chopin. Je m’anime de nouveau en
parlant de Michèle Métail. Elle est d’accord avec moi, mais ne semble pas plus
affectée que cela par le sacrilège de la bande sonore. « Tu exagères », me
dit-elle. Je commande Madame de Libera, paie Les Exclus de Jelinek. Et de l’un à
l’autre, nous en arrivons aux portables dont, à la croire, la substance première
est prélevée dans la réserve des Bonobos que les ouvriers employés à son
extraction massacrent pour manger. Repas, et avec mon café, Sourires d’une nuit
d’été. Beau. Je n’avais que le souvenir du lit amovible. Comme c’est curieux.
Puis j’ai travaillé sur Dot. Ça avance bien. Je me suis couché à 4 h 00, levé à
midi. J’ai poursuivi La traversée de l’Afrique, puis j’ai pensé passer à la
Renaissance récupérer notre salon de jardin. C’est précisément à ce moment-là
que l’autoradio du fils de M. C*** s’est mis à hurler dans la cour. J’ai bondi
dans le jardin, ai crié par-dessus le mur. Mais comme ça n’a rien donné, je suis
monté au premier et, agrippé au rebord de la fenêtre, ai de nouveau hurlé. Ils
étaient plusieurs autour de la voiture : pas un n’a relevé la tête. Quelques
instants plus tard, son père a surgi pour la lui faire éteindre… Le temps était
superbe. Les beaux jours arrivent. Je crains qu’il en soit ainsi jusqu’à
l’automne, je veux dire le vacarme provenant de l’autre côté du mur. Du coup, je
ne voyais pas le sens d’aller chercher le salon et je suis monté à mes affaires,
laissant Susan dans la cuisine qui, imperturbable, faisait des crosswords. J’ai
attendu Hélène Le Fur qui devait passer prendre la cassette que je lui avais
préparée. Auparavant, elle m’avait laissé un message pour me suggérer que nous
en profitions pour faire une seconde interview. Je lui ai répondu que je n’étais
pas très en forme, qu’il valait peut-être mieux remettre à une autre fois. Du
coup, elle n’est pas passée du tout. Alors, je me suis installé face au beau
Juha muet de Kaurismaki, puis à l’étonnant Pi, un mathématicien juif aux prises
avec les chiffres et Dieu, le tout dans un chaos d’images au noir et blanc
extrêmement contrasté. Il était 3 h 30. Je suis descendu éteindre les lumières
du rez-de-chaussée. Des voix me sont parvenues ; j’ai passé la tête par la porte
du séjour : elle se tenait dans le bureau de Susan en compagnie de Paul. «
Bonsoir. » « Bonsoir. » Je suis passé aux toilettes, puis dans la salle de
bains. En sortant, j’ai constaté que la chambre de Joséphine était éclairée. Des
ombres jouaient sur l’un des murs. Il n’était pas difficile d’en déduire que la
fille allait encore passer la nuit là. Quatre pages de Paradis, trois proverbes
japonais et la leçon de portugais suivante durant laquelle je me suis mieux
débrouillé qu’hier. Et dans l’après-midi, passage chez mon médecin, première
vraie sortie depuis samedi. Il prend ma tension et me palpe le dos tout en me
parlant de la guerre. L’Irak, bien sûr, mais de la guerre en général. Il me
conte des anecdotes, dont celle du jeu des légionnaires que lui a rapportée l’un
de ses patients : « baiser le premier qui passe le pont », homme, femme ou
animal, indifféremment, et c’est cela qui est drôle ; et puis l’histoire de la
nasse en Normandie où un bataillon de soldats polonais massacra une division
allemande ; et puis l’histoire des « joyeux », ceux de la 1re ligne, constituée
de repris de justice, de taulards, d’indésirables sociaux, qui partent en
premier et n’ont pas le droit de reculer sous peine d’être abattus par ceux de
la ligne suivante. « Tout va bien, me dit-il. Il n’y a pas lieu de s’alarmer. »
Janusz n’a toujours pas d’atelier ; c’est dire qu’il campe dans la maison.
J’attends Roman, et en l’attendant, j’ausculte quelques unes des toiles de son
père posées contre un mur, puis feuillette un catalogue polonais de motifs de
rouleaux à papier peint, puis un autre catalogue d’une exposition collective à
laquelle il a participé. Tout à coup, je suis comme étourdi au milieu de toutes
ces belles visions. (Je travaille à Kobe.) J’aurais juré que ça n’existait plus,
que ça appartenait à une époque révolue, celle glorieuse de l’après-guerre où
les États-uniens apprenaient au reste du monde l’art de la bonne consommation,
et que depuis longtemps, firmes, sociétés et compagnies avaient abandonné ce
mode de vente, de la même manière que je suis stupéfait que la vente par
correspondance, dont notre belle cité brandit le drapeau, ait encore tant de
succès. Il avait appelé la semaine dernière, m’avait parlé d’un questionnaire
que j’aurais rempli en début d’année et renvoyé. Il s’agissait de vin. Je
tombais des nues. Quel questionnaire ? J’étais au bureau de Susan qui
travaillait face à son écran. À un moment donné, elle m’a regardé, tandis que
lui, à l’autre bout du fil, me proposait diverses dates pour un rendez-vous,
remise d’un coffret de couteaux de cuisine et, bien sûr, dégustation. Nous
allions donc déguster, Madame et moi, ma dame qui, je l’ai compris au regard de
biais qu’elle a eu à ce moment-là, était l’auteur du questionnaire. D’accord
pour jeudi à 18 h 00 précises. J’ai raccroché. « It was just for fun. » Mais
pourquoi pas ? Yann et Émilie sont arrivés. Émilie s’arrondit. L’enfant, sans
doute. Ils partent aujourd’hui pour le Luxembourg. (Je regarde Yann et me
demande qui des deux, du père ou de celui qui se crée, est le plus enfant ?) «
On fait une partie d’échecs ? » « Oui, mais après le piano. » « Non, avant ! » «
Après ! » Je sors la partition de la sonate, la pose sur le pupitre, en égrène
les premières mesures. Il est affalé dans l’un des fauteuils, l’air ailleurs,
préoccupé. De toute évidence, ça ne va pas fort. « Ça te plaît ? » Pas de
réponse. « Si ça ne te plaît pas, on peut passer à autre chose. » Pas de
réponse. Puis : « J’sais pas. » « Alors ? » « Oui, non. » « Ça va ? » « Hm. » «
Tu as toujours envie de faire du piano ? » Pas de réponse. « Hm ? » « J’sais
pas. » « J’sais pas, c’est non, hm ? » Pas de réponse. « Bien. Et cette partie
d’échecs ? » Il l’a gagnée. « Ah, je me sens beaucoup mieux, maintenant ! » De
toute manière, le piano est complètement désaccordé et la touche du deuxième fa
dièse se bloque… Il est arrivé à 18 h 00 précises. Il avait à la main une sorte
de grosse mallette à tendance cubique. Il s’installe. Baratin, discussion autour
des vins ; je lui dis que contrairement à ma femme qui avait coché « Bourgogne
», moi c’était plutôt les côtes-du-rhône et plus spécialement ceux du Nord, St
Joseph, Ermitage, Côte Rôtie. « Oui, oui, ça tombe bien, nous avons justement un
côtes-du-rhône. » Il ouvre sa mystérieuse boîte qui fait apparaître cinq
bouteilles, placées debout et déjà entamées. Il en pose trois devant moi. « Et
le vin blanc ? Votre femme a coché rouge. » « Oui, aussi. » Il prend la
première, un Aligoté, dont il me fait admirer l’étiquette, puis me demande un
verre. Il y verse une dose de ce vin dont je m’étonne de la présence dans le
cadre d’une séance de dégustation. Je le goûte. C’est bien un Aligoté, sans
intérêt particulier et le lui dis. Puis il me propose le côtes-du-rhône qui est
un énigmatique produit d’Uzès. « Ce n’est pas vraiment un côtes-du-rhône. » «
Oui, je sais, mais nous le faisons entrer dans la catégorie “ vallée du Rhône ”.
» Il m’en verse une dose, de la même manière un peu gauche qu’il s’efforce de
faire paraître professionnelle. Manifestement, il n’est pas sorti premier du
stage du maniement de la goutte, si tant est qu’il y en ait eu un, et j’ai tout
lieu de penser qu’il est tout droit issu de l’électroménager ou, pourquoi pas,
de l’encyclopédie pour pauvres en voie d’éclairage (mais et FMR ?). Il m’en
vante le bouquet, les odeurs de framboise, n’a pas trop mal appris sa leçon. En
effet, il a quelque chose, mais que la première gorgée contredit aussitôt. C’est
presque médiocre. Je le lui dis. Puis nous parlons de choses et d’autres. Il me
pose de multiples questions sur la littérature, sur l’écriture. « Est-ce que tu
crois que tu écris bien ? » Comment répondre à une telle question ? Je m’y suis
efforcé ; je ne suis pas sûr qu’il ait compris, je ne suis pas sûr de m’être
fait comprendre. Nous prenons ensuite le thé en parlant anglais. Reste la
troisième, un Côte de Beaune, enfin quelque chose d’intéressant.
Malheureusement, décevant, lui aussi, et que je ne vois pas bien gagner en
qualité après quelques années de cave comme lui le prétend. Je demande à voir la
liste des autres produits où je constate que dans la rubrique côtes-du-rhône
figure un Ventoux. Rien qui m’intéresse vraiment, à part peut-être un Visan,
mais au prix de 13 € pièce et le tout vendu par lot de 12. De même pour son
Côtes de Beaune qui, bizarrement, me semble peu cher même s’il n’est pas de
grande qualité. Nous papotons, il me demande si ma femme est là, si elle va
bientôt rentrer. « Elle devrait être rentrée. » « C’est dommage », dit-il. Au
retour, je regarde La femme et le pantin, pour Brigitte, Brigitte belle et laide
alternativement, notamment dans certains plans fixes où elle est proprement
hideuse. J’en ai été stupéfait, et ça m’a intrigué. J’en ai cherché la raison et
l’ai trouvée : c’est parce qu’elle est bête, et c’est dans ces plans-là,
insistants, interminables et, de surcroît, parfaitement inutiles, comme
rajoutés, que sa bêtise apparaît, et même éclate. Duvivier, j’en suis sûr, l’a
perçu, et les a soigneusement préparés, a dû se régaler. « Oui, c’est dommage. »
Je crois que j’avais une hésitation au sujet du Bourgogne. Je venais de rentrer,
j’étais fatigué ; pour tout avouer, je n’étais pas très sûr de mon goût à ce
moment-là. En outre, comment dire à ce type que rien ne m’intéressait ? Il
m’était sympathique, et de la même manière que je n’avais su dire non au Grec de
chez FMR, je ne me voyais pas repousser celui-ci, d’Armentières, pour tout dire.
Et puis, c’est Susan qui avait coché Bourgogne, elle qui, d’une certaine
manière, me l’avait mis dans les pattes. Elle trancherait. « Elle ne devrait
plus tarder. C’est une affaire de quelques minutes. » « Le problème, c’est que
j’ai quelqu’un à voir un peu plus haut dans votre rue. » « Dans ce cas,
repassez. Remettez un peu du vin dans chaque verre, elle goûtera, et repassez. À
ce moment-là, on décidera. » Il s’est levé. Marché conclu. Il est reparti avec
sa mallette bizarre, me laissant avec un calcul mental qui faisait la
multiplication de 12 bouteilles par 13 euros et des poussières. Anna, elle,
n’est jamais prise en défaut. Jamais. Parce qu’elle n’est pas bête. Mais aussi
parce que Jean-Luc l’aime et sait la filmer. Ou parce que l’amour, en
l’occurrence, est suffisant pour qu’il puisse se passer de soigner les plans :
cela irait de soi, ils s’imposeraient d’eux-mêmes. Du reste, tous les films de
Godard avec Anna sont des déclarations d’amour. (Brigitte a quelque chose de
l’animal. C’est une beauté animale. Par les yeux d’Anna passe l’esprit. C’est
une beauté céleste.) Anne et Janusz se garaient alors que j’atteignais ma
voiture. Tous deux me posent la même question : « Ça s’est bien passé ? » « Très
bien ! » À ma gauche, sur le meuble des cassettes audio se trouvent quelques
ouvrages en cours, dont le catalogue Pompidou de l’exposition consacrée au Japon
en 1986, 1910-1970. J’en avais entamé l’index, il y a quelque temps, pour
l’abandonner assez vite au vu de la masse de travail que ça représentait.
Aujourd’hui, c’est d’un tout autre œil que je considère ce livre que j’avais
acheté il y a quelques années pour la simple raison qu’il était beau. J’ai donc
repris cette tâche interrompue, ce qui me permet de m’y attacher davantage et me
suis même mis en tête de le lire. (Mais : dix kilos, 600 pages, et le maniement
à l’avenant !) Susan est rentrée peu de temps après. Je lui ai relaté l’affaire,
elle a goûté. Elle a été d’accord en ce qui concernait les deux premiers, est
restée dubitative quant au dernier. C’est à ce moment-là qu’il est revenu. Il
lui a servi une partie de son boniment, a ressorti les bouteilles. Nous étions
prêts à pencher de son côté, ou pour être plus exact, j’étais prêt à faire
l’acquisition de ces douze bouteilles sans en mentionner le prix à Susan, sorte
de petit cadeau. C’est là qu’elle a demandé le prix. « Treize euros », ai-je
dit. Le type a fait les yeux ronds. « Non. Dix-huit. » « Pardon ? » Il a ouvert
son classeur, m’a montré la liste des Bourgogne, le doigt posé sur le Côtes de
Beaune en question : 18,20 euros. Susan et moi avons échangé un regard. Tout
s’est décidé à ce moment-là. « Je crois qu’on va réfléchir », a-t-elle dit. Il a
souri, sans rien montrer de sa défaite. Je m’attendais alors à ce qu’il laisse
un numéro, une adresse, quelque chose qui nous permette de le joindre même si
nous savions tous trois que c’était achevé. « Eh bien, d’accord. » Il a refermé
son classeur, l’a glissé dans sa mallette qu’il a de même refermée, l’a
empoignée et s’est dirigé vers le couloir. J’étais sur le point de lui demander
un quelconque moyen de le contacter, mais déjà il était sur le trottoir avec le
même sourire dans lequel, sans forcer beaucoup, on pouvait voir se dessiner
beaucoup de misère. Je me suis demandé à ce moment-là si son rendez-vous au 144,
comme il me l’avait précisé, était réel ou non. Il avait bien fait vite ; ou
alors s’était-il fait éconduire, ce qui rendait son départ de chez nous encore
plus pathétique. (Elle est seule sur scène, son rouleau à la main, débite un
texte simple, presque quelconque, mais auquel le rythme imposé par la
construction confère une dimension extraordinaire.) La porte s’est refermée,
nous sommes restés un moment dans le couloir, moi avec l’envie de sortir, de
l’appeler et de lui prendre six bouteilles de Visan et six autres de
Pontcharmant, ça ne pouvait pas être mauvais et ça n’était jamais que vingt à
trente francs de plus que leurs équivalents en boutique. Nous sommes passés dans
la cuisine où Paul se trouvait et qui nous a raconté qu’il était passé à 17 h
30, à tout hasard, il avait un peu de temps devant lui… Je lis un proverbe
japonais par soir. Jusqu’à présent, je n’en ai retenu aucun. Et Maurice qui,
parmi les pin-up fadasses qui ornent la paroi de son bureau, a collé une photo
de sa femme. De même Ernest qui, parmi des nichons, des croupes et des buissons
filasses, a placé celle de sa belle-fille. Chaque fois que je passe devant, je
ne peux m’empêcher de m’arrêter et de les considérer en me demandant quel
processus interne les faisait mettre sur le même plan des êtres chers et
d’ignobles pétasses. Malice, ironie, méchanceté, revanche ? Ou simple innocence,
candeur ? Et T***, drôle de type, qui, physiquement, serait un croisement entre
Luc et Franck. Doux, mais avec une sorte de tension sourde intérieure qui
navigue principalement dans son regard. Manifestement, il a eu (et a sans doute
encore) des problèmes de stabilité. Il parlait avec une façon de regarder sans
regarder, et lorsque je parlais, avec le regard fixé sur moi et une extrême
attention, une attention particulière comme s’il prenait garde à ne rien
omettre, à s’attacher au moindre mot, aussi bien les miens que les siens qu’il
prononçait avec application afin que tout se grave dans sa mémoire qui, en
retour, lui servirait un produit dont il ferait l’analyse, puis la synthèse.
C’est du reste ce qu’il faisait à chaque fois, à chaque fois que j’ai développé
un des points de mon histoire, puis après chaque écoute des pièces que j’allais
lui faire entendre : une analyse, puis une synthèse. Analyse. C’est son
psychiatre qui vient de lui acheter une toile, argent qu’il a investi dans
l’achat d’un enregistreur numérique… Et Martine la photographe à qui, sur le
trottoir du Centre d’Art, je fais un grand sourire qu’elle me renvoie
spontanément. Nous n’avons jamais échangé que des salutations. Pourtant, à
chaque fois que nous nous voyons, il y a l’immédiateté de ce sourire. J’aime sa
petite frimousse. (En japonais, la question est vague, approximative afin de ne
pas imposer une réponse précise qui pourrait être un « fardeau » pour la
personne interrogée !) Nous nous sommes installés dans le séjour, nous avons
parlé de nous chacun à notre tour. Il a un atelier chez Rita, peint, ce que je
savais déjà puisque j’avais vu un catalogue de ses toiles chez Jean ; a pas mal
exposé. Mais il m’avoue avoir toujours été attiré par l’image animée, le cinéma
en particulier. Mais pour l’heure et faute de moyens, il s’attache à l’animation
en vidéo, et plus précisément à l’image numérique sur ordinateur. Il avait avec
lui une cassette avec deux petites choses qu’il dit être des essais, des
brouillons, suite, en effet, d’images trafiquées en vrac. Il a d’autres
ambitions, cherche une musique originale pour ses projets, non encore définis.
Ai enfin achevé la transcription de la partition du Veston. Combien m’en
reste-t-il encore si je compte celles pour Francko et celles du Journal musical
? Cent, deux cents ?… (De même la réponse qui affectionne le nébuleux. Un
Japonais ne dit pas : « C’est à treize kilomètres », mais « C’est à dix
kilomètres environ. » Il ne dit pas : « Ça fait 3,20 mètres », mais « Ça doit
faire dans les trois mètres. ») C’est ce qui me fait tiquer : c’est à partir de
la musique qu’il veut travailler. Je saisis mal cette manière de procéder, et le
lui dis. S’il veut faire de l’image, qu’il la fasse, et après seulement le son
peut intervenir. Mais il parle de collaboration, de travail en commun. Je lui
dis que cela nécessite beaucoup de temps, et d’investissement en général. Si je
ne suis pas contre l’idée de penser à une bande sonore à partir d’un travail
d’images, je me vois mal la composer en ayant à l’esprit un support d’images qui
n’existe pas. Je me vois mal, en outre, me lancer dans une quelconque
collaboration ; j’en ai déjà bien assez pour moi. Nous avons devisé un long
moment sur la triste condition des représentants de commerce, et en particulier
celui-là qui, maintenant que j’y pense, avait l’échec inscrit sur sa figure,
avait déjà perdu avant même d’avoir ouvert sa mallette. Il le savait, comme je
le savais. Il lui aurait suffi d’un peu plus d’habileté pour repartir avec une
commande. Et, peut-être, un peu plus de conviction. « J’aurais peut-être dû lui
acheter quelque chose. » J’ai posé sur la table la bouteille de Visan à 6,35 €
que nous avions entamée la veille. Nous en avons pris un verre dans un silence
tourmenté. Et puis, je me suis trop éloigné de la musique et du travail sur
bande en particulier pour penser sérieusement à ce type de collaboration. Et je
ne dispose pas du matériel nécessaire. Tout mon matériel analogique est
inadéquat. Presque obsolète. En outre doit être réparé, et entièrement révisé.
Il y a déjà un moment que je songe à m’acheter un D.A.T., mais pour de la simple
prise de son, pas pour du travail élaboré. Bref, beaucoup de choses qui,
par-delà le fait que ce travail en soi m’intéresse, font que je sois réticent.
Depuis quelques semaines, je répugne à sortir le midi, à quitter ma salle.
Comment se fait-il ? Et puis de quoi est-il capable ? Ce que j’ai vu, c’est un
brouillon que n’importe qui pourrait faire… Flemme ? Lassitude ? Engourdissement
? Ou alors, je tâche, inconsciemment, de profiter au maximum des derniers jours
de liberté ici, à ce bureau empli de mes affaires, près du vestiaire empli
d’autres affaires, qui, tous deux, disparaîtront d’ici deux à trois semaines ?
J’en parlais hier à Francko et Patrick, à la grille du Fresnoy, sous l’hideuse
structure qui en marque l’entrée, ensemble de panneaux d’information en tenue de
mobilier urbain où sous l’indication « bar/cafétéria », qui, du reste, est
fermée la plupart du temps et n’est pas accessible aux particuliers, a été
ajouté celle de « consensus mou ». Nous montons ensuite au grenier. Je lui fais
écouter la cassette de Journals. Ça lui plaît, il dit « être séduit ». Nous en
restons là. Je lui dis que je vais y réfléchir. Il me propose de m’appeler d’ici
quelques semaines. Pourtant, exceptionnellement, je me suis rendu aujourd’hui à
Lille, rendez-vous avec Det l’F pour la visite de la salle qui sera la cellule
de son film. C’est à la maison folie de Moulins, soit quelques bouts de briques
ravalés et coincés entre deux bâtiments quelconques qui la gomment complètement
; j’ai failli la louper, et je suis encore à me demander quel sens spécial, en
la circonstance, ils accordent au mot « folie ». C’est au sous-sol, « capsule 2
». S’y trouvent Alex, puis Régis et Jérémie de l’équipe technique passée à la
maison, et puis Anne sans nom munie d’un gros appareil photo numérique. C’est
une salle trapézoïdale d’une vingtaine de mètres carrés dont le plafond me
semble tout de même un peu bas pour des prises de vue en plongée. Et c’est
propre, trop propre. Et il y a un radiateur, des prises murales, des panneaux
d’insonorisation, deux colonnes excentrées. Que va-t-il tirer de cette pièce
devant recevoir des détenus ? Sa manière, lorsqu’il me parle de son parcours, de
la peinture, de veiller à la justesse de chacune de ses paroles, de chacun de
ses mots, comme s’il récitait, comme si tout avait été soigneusement préparé à
l’avance… Sur le chemin de la Renaissance, je me suis arrêté à artconnexion pour
une « exposition » de Chris Evans, Anglais qui a acheté, dans le centre d’une
ville d’Estonie, un terrain vague de 1 200 m2 qu’il compte aménager en parc. «
Work in progress ». Une signalétique, une sculpture de rat (en bronze patiné
blanc, formé d’à-plats, qui me fait penser à une autre œuvre, de qui, de quoi
?), des projets sous forme de dessins, une photo. Il y a là le consul
d’Angleterre dont le chauffeur se cure le nez dans la Jaguar garée en bas sur le
trottoir. Je discute un moment avec Olive, puis brièvement avec Christelle et
Bertrand Gadenne à qui je ne sais trop que dire, et qui ne savent trop quoi me
dire. Dommage. Je pars alors qu’arrive Janusz accompagné de l’ami japonais de la
styliste rencontrée au Centre d’Art. Patrick est apparu tandis que Francko
prenait les places et que je feuilletais la brochure du soir. Il a eu un regard
vers la caisse : « Je suis étonné que l’entrée soit payante. » « Pourquoi ? » «
C’est écrit vous êtes conviés sur l’invitation. » « Convier n’est pas inviter.
Mine de rien, ils sont ficelle, tu sais. » Nous nous sommes dirigés vers le bar
comble et enfumé, avons croisé P.P. Bises. Nous nous sommes installés dans la
salle étonnamment comble. Au programme : « Polyphonix », sorte d’ensemble toutes
expressions confondues qui, dixit un type sur la scène, se veut libre, sans
attaches, itinérant, globalisant, fraternel, sans frontières. La nique au moule,
en somme. Puis énumère les divers protagonistes dont Catherine X, nous assure,
cf. la brochure, qu’ils ne font partie d’aucun « consensus mou ». J’ai pris le
parti de la croire. Sa manière, alors que je lui propose de lui faire écouter
d’autres choses, de me dire : « Non, ça ira. Je crois que je ne peux plus fixer
mon attention. » Et c’est vrai qu’il avait l’air un peu perturbé, non par la
musique, mais par le fait que nous venions de passer deux heures ensemble, et
qu’il s’agissait pour lui d’un gros effort… Nous nous retrouvons à la terrasse
des Tilleuls avec le clocher de St Pierre St Paul faisant la part d’ombre et de
soleil. Je lui fais face avec un café, tandis qu’Alex avale deux picons bière à
la file. Je m’en étonne. Il rit. « Mais je travaille dur, moi ! » Det l’F me
demande si je suis décidé pour un rôle. Je secoue la tête. « Il faut que je
trouve quelque chose qui m’emballe. » Alex me faisait remarquer auparavant le
port de mes gants par ce temps quasi printanier. « C’est pour la conduite »,
dis-je. En regagnant la voiture et pensant à mon blouson de cuir, à mes gants
noirs, mes lunettes de soleil, mon pantalon et mes chaussures noirs, je me suis
vu incarner Gabriel. Gabriel ne pourrait-il pas être l’un des détenus de la
cellule plutôt que moi qui n’ai pas la moindre envie de roucouler sur une
pellicule ? (Mais quelle est la différence entre une firme et une société ?) Je
le trouve face à un calice en verre. Il a préparé sa loterie de kanji, soit une
centaine de petits carrés de papier beige dont le recto porte un caractère
imprimé et le verso sa traduction en français. Il s’agit de tous les kanji vus
depuis le début de nos rencontres d’études. Nous lisons, traduisons, faisons du
thème oral. « C’est tout de même autrement plus excitant qu’une exposition où je
rencontre des gens à qui je ne sais que dire », dis-je. J’en pioche une dizaine.
En reconnais deux ou trois. Puis apéritif cocktail Noilly Prat-Chartreuse, petit
repas improvisé à partir du contenu de son nouveau congélateur, vin, une vodka
mongole pour terminer. Il était près de deux heures trente lorsque je l’ai
quitté. Pour commencer, un jeune Allemand, professeur invité du moment : vidéo,
informatique, captures aléatoires sur Internet, groupe rocky au top, fourre-tout
et fatras qui sans nul doute est « un des états de la poésie dans tous les États
», dixit Catherine. Il salue, l’air content, va rejoindre un petit groupe sur
notre droite qui doit être celui des intervenants à voir la manière dont ils
sont tous serrés les uns contre les autres. Suit une jeune inconnue, Marcelline
Delbecq, qui se plante au milieu de la scène plongée dans la pénombre. Quelle
paix tout à coup. Elle laisse s’effacer un long silence, puis entame une série
de très courts textes atmosphériques à propos d’énigmatiques et éphémères
rencontres que souligne à chaque fois sur l’écran la simple mention d’un nom,
d’un lieu, d’une date. Iggy Pop, Jarmush, Lou Reed. Entre chacun d’eux qu’elle
lit d’une voix blanche, il y a une longue pause (pas assez longue à mon goût).
C’est sobre, simple, doux, aéré, aérien. Après la furie et l’inutilité du
précédent, c’est d’une fraîcheur totale. Je suis justement tombé sur lui alors
que j’atteignais ma voiture. Lunettes noires, blouson noir, pantalon noir ;
j’avais l’impression de me voir dans un miroir. Il me parle de la « rue de
Shanghai chez Faidherbe » : « Faidherbe est né à Lille, a été gouverneur du
Sénégal. Je ne crois pas que cela soit une raison suffisante pour qu’aujourd’hui
quelques misérables lumières et bannières pékinoises assorties d’une cahute à
thé salopent sa rue. Qu’en penses-tu ? » Je hausse les épaules. « Je crois qu’en
matière de catastrophe, tu n’as rien vu. » Je m’empresse de lui raconter celle
fresnoise de la veille. « Un peu de légèreté, tout de même. » Pourquoi pas,
après tout. J’étais dans la voiture en bas de chez Thierry. Au nom de ladite
légèreté, j’avais pensé faire à Susan la surprise de l’appeler à l’aide du
mobile que j’avais emporté avec moi. Dit mobile qui m’a informé que je n’avais
plus de crédit : c’était la première fois que je l’utilisais. Puis un voyant
s’est mis à clignoter pour m’avertir que j’étais en bout de charge ! Voilà donc
un appareil moderne qui se décharge et décrédite quand on ne l’utilise pas.
Pratique, malin, convivial, sympa, consensuel. Léger. Et puis voici un « grand
artiste » : Ben Patterson, ancien de Fluxus, qui, argument du pêcheur, dont il a
le costume, et de l’énumération, qu’il sort d’un catalogue, nous sert un vieux
bazar qui déjà il y a cinquante ans était proscrit de tous les greniers. Il a 70
ans, ceci explique sans doute cela. Dans la salle fusent quelques rires convenus
de ceux qui font mine de comprendre cette incompréhensible liste de noms de
mouches artificielles à laquelle même un Anglais de pure souche n’aurait pas
entendu grand-chose. Je l’ai enfoui au plus profond de mon sac pour me rendre
chez Thierry que j’ai trouvé avec une jolie Barbara, brunette franche et pleine
d’aplomb qui attendait Denis pour une répétition. Elle chante, compose. Denis
lui fait des arrangements au clavier. Denis qui est en retard. Barbara est sur
le point de partir, un peu excédée, lorsqu’il arrive avec son immuable regard
illuminé et les mouvements à ressort de son corps qui immédiatement me plongent
dans Journals : a-t-il le corps court et enrobé ? Et qu’a-t-il pensé de ce que
j’ai dit de lui ? Il m’en parle, justement, me dit avoir été touché. Puis ils
passent dans le séjour. Thierry et moi restons dans la cuisine à travailler
Henri-Joël qui me plaît de plus en plus. Puis revient Denis qui sort un
saucisson sec au fromage de la montagne. Nous papotons. Parlons de Dan qui se
remet à fumer et à boire, qui, méticuleusement, creuse son propre trou. Nous
prenons une date pour la prochaine répétition d’Henri/Joël, confirmons celles
avec Cécile, puis celle avec le quatuor. Il est 20 h 30 lorsque je suis de
retour… Je raconte l’épisode du portable à Susan alors que nous mangeons. « Rip
off », conclut-elle. En d’autres termes : arnaque. Pourquoi faudrait-il alors,
et ce au nom d’une pseudo légèreté, que je me donne à cette combine-là ? (Mais
n’est-ce pas elle qui me l’a offert ?) Je passe ensuite une heure avec elle
devant un film quelconque, drôle d’histoire censée se dérouler au XVIIIe siècle
dans l’île de Pâques, qui s’achève par la destruction des fameuses statues.
Tiens donc ! Puis je tombe sur Frédéric Mitterand qui, livre à l’appui, se
laisse aller à des confidences sur sa vie sexuelle. « Quel courage ! » s’exclame
tout le monde. Quelques mois auparavant, le fils Machin avait dit, livre à
l’appui : « Je suis une ordure, je le sais. Mais que voulez-vous que j’y fasse ?
» Quel curage ! C’est la tendance. Dans quelques mois, ce courage-là ne sera
plus que petit prout face à ce qui sera à inventer en matière de loup au vide
cérébral. J’éteins et attrape Kubin qui se trouve à Paris et écrit : « Le grand
nombre d’automobiles qui circulaient dans la rue et remplaçaient les vieux
chevaux me surprit ; il y avait encore plus de cinémas, tout était plus usé, les
restaurants étaient plus chers et la nourriture quelque peu frelatée, en un mot
tout s’était plus américanisé. » C’était en 1910. Et puis, le vieillard s’en
allant, une autre femme s’avance. Michèle Métail. Marcelline est très jeune.
Michèle est plus âgée. Elle a beaucoup voyagé, notamment en Chine. La Chine l’a
marquée, et la marque encore, et lui a inspiré un immense texte construit à
partir d’une règle poétique chinoise dont chaque vers fait exactement cinq
syllabes. Elle a à la main une partie enroulée d’une interminable bande qui se
perd sur le sol et qui me fait songer à cette estampe de l’histoire de Gengobei
des Cinq amoureuses de Saikaku où O-Man déroule sa ceinture au cours d’une danse
sur une scène de théâtre. C’est son texte. Son texte n’est ni plus ni moins que
des impressions, des notes de voyage ; un carnet, un journal. Il n’a rien de
particulier. La particularité, c’est la forme. Elle commence, elle n’est pas
très à l’aise. On s’ennuie un peu. Et puis, petit à petit, la structure se met
en place, le découpage apparaît, découpage auquel elle s’adapte, lui qui
s’adapte à elle, et les deux prenant forme et finissant par se confondre,
quelque chose d’assez étonnant naît, puis se déploie, s’installe, et dès lors je
ne la quitte plus des yeux, ne lâche plus un seul de ses mots qui prennent un
caractère quasi incantatoire. Puis je monte. J’ai appelé Laurent qui compte
faire le montage final du film des Chinois dans deux jours et aimerait disposer
de la bande-son demain. Bref, il faut faire vite. Je m’y suis mis, j’y ai passé
plus de quatre heures. Mais qu’est-ce que c’est que ce souffle épouvantable ?
Elle est seule sur la scène, son rouleau à la main, débite un texte simple,
presque quelconque, mais auquel le rythme imposé par cette construction en cinq
syllabes confère une dimension et une force extraordinaires. Mais il fallait
bien qu’il se passe quelque chose, c’était trop beau. Il fallait bien que ça se
casse, il fallait bien que dans ce lieu où l’on n’avait jamais réussi à me
décoller de mon siège, il y ait une souillure de quelque sorte. Un son apparaît,
puis un second, et tandis que se poursuit sa litanie à la dimension d’une
psalmodie qui en effet me tirait de mes accoudoirs, qui était le seul son de
cette salle désormais imprégnée, habitée, et pliée à sa voix dont j’aurais été
l’intérieur, s’installe cette chose incroyable : une bande sonore. « Et qu’était
cette bande sonore ? Celle d’une prise de son dans une rue de Chine. » «
Shanghai ! » J’ai commencé La traversée de l’Afrique et je m’ennuie déjà. Ça
tient du souvenir d’enfance et ça ne m’intéresse pas. À maintes reprises, il
m’est arrivé de me demander si Journals pouvait s’apparenter au souvenir,
notamment lorsque je glisse des choses qui ont trait à un passé suffisamment
lointain pour pouvoir prendre le nom de souvenir (comme si c’était une question
de distance !). Cet « à cette époque-là » qui vient de me tomber sous les yeux
me donne la réponse. C’est cet « à cette époque-là » qui fait la différence.
Comment l’exprimer ? À présent, nous sommes au grenier, prenons un thé tout en
parlant littérature. « Je me suis acheté onze livres », me dit Laurent. Anna
Seghers, un certain Libera, Polonais qui l’a subjugué. Je lui parle de Murakami
Haruki et des résonances qu’il fait naître en moi. Je lui montre ensuite les
partitions à exécuter. Pour lui, ça ne pose pas de problèmes, il rencontre
suffisamment de musiciens pour qu’elles se fassent assez rapidement. Le seul
véritable obstacle est posé par Hervé, la pièce pour six cors ! « Quand je pense
qu’à l’époque, je les avais ! » Je lui raconte la manière dont ça s’était fait,
ma rencontre avec Guy Mouy qui revenait de la Fenice, qui avait spontanément
accepté d’interpréter la partie de cor de Jeanne d’Arc, puis m’avait assuré
pouvoir me fournir un sextuor de cors, celui-là même dont il faisait partie et
qui était en manque de répertoire. Et puis ? Que s’était-il passé ensuite ? Il
empoche la totalité, sauf les dernières pièces pour piano dont je me chargerai.
Il pense pouvoir boucler pour la fin de l’année. Je le trouve très optimiste ! «
Je n’en croyais pas mes oreilles. Et jusqu’au bout, j’ai eu cette conviction que
ça ne pouvait pas venir d’elle, qu’elle ne l’avait pas prévu, n’y avait même pas
pensé, et que quelqu’un, un farceur, un plaisantin, un artiste, un esthète,
avait cru bon, sans son avis, d’insérer cette bande afin de rompre une longue
litanie qui, forcément, ne pouvait engendrer que de l’ennui. » « Forcément. » «
Ce ne pouvait être elle, et ça ne m’est même pas venu à l’esprit : on ne pouvait
penser et dire un tel texte et l’agrémenter tout à la fois d’une illustration
sonore qui ne pouvait être le fait que d’un sinistre crétin. Et je me suis mis
en colère contre ce crétin-là. Me suis véritablement mis en colère, au point que
j’aurais été capable de me lever et de me manifester. Et j’ai regretté de n’être
pas de ceux qui, dans de telles circonstances, se lèvent et se manifestent, et
sans doute à ce moment-là ai-je maudit ma réserve car il fallait se manifester
et non pas rester là à supporter ce sacrilège, et c’est bien de cet ordre-là :
du sacrilège, soit la souillure délibérée du beau. » « Tu exagères ! » Puis
parlons d’Ayler et de Davis, le second, petit futé, ayant soufflé le premier,
ange trop blanc qui prospère dans la pureté et dont Laurent parle comme d’un
grand frère. Il me montre la revue WIRE dont il a acheté le dernier numéro, et
nous en venons à Zappa, puis à Beefheart. Je lui fais alors écouter le somptueux
Seam Crooked Sam de Dust sucker qu’il ne connaissait pas, qui le laisse cloué
sur sa chaise, qui de nouveau me fait chavirer. Il me parle alors avec ferveur
d’un pianiste de musique improvisée, alcoolique, caractériel, qu’il a entendu à
Bruxelles, que personne ne parvient à faire entrer dans un studio
d’enregistrement. (Mais y a-t-il un sens à faire un enregistrement en studio
avec un musicien de musique improvisée ?) « Là, ça serait bien que tu mettes du
son, en Chine, par exemple. C’est bien, ton texte, mais bon, peut-être que c’est
un peu long, et puis les gens, tu sais, ce n’est pas que c’est ennuyeux, mais
bon. » «Tu crois ? » Et elle qui doit être pure et habitée, et un peu perdue,
n’a su refuser. Ça doit être cela, ça ne peut être que cela. Dès lors, je
m’étais juré qu’au terme du consensus mou, je serais allé la voir et lui aurais
dit que c’était magnifique et qu’il fallait à tout prix pulvériser cette bande
pour conserver de bout en bout cet état de grâce, de suspension et de pureté. Je
ne l’ai pas croisée… » « Tu ne crois pas que tu exagères ? » « Quoi ? » « Un peu
de légèreté, tout de même ! » « They’ve started bombing.
The war has began. »
C’est ce que me dit Susan ce matin alors que
j’entre dans la cuisine. Il est à présent 9 h 30 et j’ouvre Gadenne à l’endroit
où hier j’ai glissé le marque-page. Première phrase de la page 154 : « Puis
brusquement la guerre éclate. » Et puis, je l’attendais, Giorno. Il m’avait
séduit à l’époque d’Anderson, d’Ashley, des New-Yorkais. Il est seul sur scène,
a une manière séduisante de bouger, mais ses trois textes sont un peu niais,
sont ceux d’un vieillard ou en passe de l’être. Et puis je l’attendais aussi,
pour les sourires qu’il m’avait tirés à une époque, Joël Hubaut qui, entre Dany
Boon et Fernand Raynaud, rend tangible le grotesque incarné par « un très grand
poète et un très grand artiste ». Agnès m’avait appelé sans succès sur mon
mobile bâillonné, et finalement m’a joint au bureau par la voie traditionnelle.
Elle est déçue que je n’aie pas répondu. Je lui dis ce qu’il en est, qu’il est
plongé dans le fond de mon sac, dans le silence le plus complet. « Un peu de
légèreté, tout de même ! » De la légèreté ? OK. Nous avions invité Patricia au
restaurant pour son anniversaire. Elle nous a invités pour le mien. Nous nous
retrouvons chez eux pour le champagne d’où d’une bulle jaillit une discussion
autour de la conscience du monde. « Les enfants acquièrent aujourd’hui une
conscience du monde beaucoup plus rapidement du fait des outils de communication
», dit Patricia. Susan et Hervé acquiescent, tandis que je dis non, que ça
n’avait rien à voir. « Platon avait une conscience du monde sans avoir le
téléphone ou Internet. » Je ne sais quelle part de plaisanterie je fais entrer
dans cette sentence, et, en vérité, je m’aperçois que « conscience » ne convient
pas, n’exprime pas ce que je veux dire. J’en arrive à « perception intime » qui
me semble plus juste, mais ne donne pas de meilleurs résultats. Manifestement,
nous ne nous comprenons pas. (Je pense alors au Tir à l’arc que je devrais sans
doute joindre au porte-cigarettes.) C’est décidé : je ferme boutique et me
lance dans la carrière des spots et des signatures à la chaîne, des textes sous
contrat et des promotions télévisuelles. Tout ce beau monde a regagné sa place
et nous le bar derrière le comptoir duquel le serveur a tiré des bouteilles d’un
Sancerre rouge déjà entamé. J’ai pensé à ce moment-là qu’il y avait eu deux
femmes dans cette farce sidérante. Dans le monde, il ne devrait y avoir que des
femmes. C’est au Leu Pindu, dans la forêt de Phalempin. J’y étais venu avec
Liliane il y a une vingtaine d’années. Dans mon souvenir, c’était petit, intime,
feutré. Ce qui se présente à mes yeux est une salle vaste, rustique, pourvue
d’une multitude de tables et de beaucoup de gens âgés. La patronne est du genre
soixantaine dynamique : pantalon rouge, maillot jaune et cheveux ras. D’un pas
de soldat, elle s’approche pour nous tendre une main énergique tandis que
l’autre distribue les cartes. Nous mangeons doucement au gré de conversations un
peu lentes. Tout le monde semble fatigué, et particulièrement Hervé : les cours
à Tourcoing et à Valenciennes qui lui prennent beaucoup de temps et d’énergie,
son travail pour une troupe de théâtre. Il n’a pas la moindre seconde pour son
propre travail, il est épuisé. Moi de même qui ai perdu tout souvenir de ce que
nous avons mangé. Multitude de jeunes gens branchés (à je ne sais quelle prise).
Baudouin et Claire aperçus dans la salle ont disparu. PP vient papoter un moment
avec Francko. Puis, autour du Sancerre glacé et éventé, nous discutons du Japon,
notamment d’un certain Sôseki dont je ne connais rien et que Patrick et Francko
encensent. Demain, je passe aux Lisières. Combien de temps par jour je passe sur
le japonais ? Deux, trois heures ? Davantage ? (Au digestif, nous les avons
invités pour l’anniversaire d’Hervé. Un rite s’installe.) Nous étions dans la
cuisine, finissions de manger. C’est alors que j’ai entendu des miaulements
éraillés, les mêmes que nous avions entendus plusieurs jours durant et provenant
de je ne sais quelle cour au loin, miaulements à répétition comme si l’animal
avait été enfermé. Mais cette fois, c’était très près, à quelques mètres à
peine. J’ai ouvert la porte de la cour. Dans la pénombre, sur le faîte du mur,
je l’ai vue se profiler, gagner la fenêtre de la dépendance, sauter dans le
parterre et accourir vers la maison. Elle est entrée, s’est inscrite dans la
lumière. Nous avons fixé sans y croire cette forme cadavérique qui miaulait à
n’en plus pouvoir, une forme décharnée qui s’est jetée sur la gamelle des
croquettes, qu’elle a reniflées sans y toucher, puis a de nouveau désespérément
miaulé en nous regardant. Susan lui a présenté un peu de crème dont elle avait
enduit son doigt, qu’elle a dû lui glisser entre les dents pour qu’elle accepte
d’en avaler un peu. Puis elle a détourné la tête, a miaulé. A bu du lait, puis
de l’eau. Nous lui avons offert un peu de poulet. Qu’elle a mâché un moment
avant de s’écarter. Pour y revenir après. Ç’a duré ainsi une bonne heure avant
que nous l’abandonnions à son sort. Lorsque nous revenions dans la cuisine, elle
était blottie contre le radiateur, miaulait. Nous lui donnions un morceau de
viande qu’elle croquait avant de s’en détourner. Je n’en revenais pas de sa
maigreur, me demandais même comment elle pouvait encore se déplacer, ayant même
repris ses habitudes dont celle, étrange, de se dresser sur les pattes arrière
pour aller se frotter la tête contre celle du chien… Gilles vient de passer
dans ma salle pour m’apprendre que « mon copain de d’habitude » venait
d’appeler. C’est Jean, pour vraisemblablement annuler le cours de ce soir. « Je
dois le rappeler ? » « Non, il m’a juste dit de te dire qu’il n’y avait pas de “
lapin ” ce soir… » Au matin, je l’ai retrouvée près du radiateur. Elle miaulait.
Susan lui a donné un morceau de viande qu’elle a grignoté avant de le délaisser.
Elle a miaulé. Est allée boire. De nouveau a miaulé, étrange miaulement rauque
qui avait des accents de cave et de mort. Où avait-elle donc passé ces trois
semaines ? Nous sommes les derniers à quitter les lieux. Restons un long moment
sous l’enseigne du consensus mou à l’angle de la rue du Fresnoy et du boulevard
Deska. C’est là que je leur ai donné les dernières nouvelles. « Il y a eu une
réunion ce matin : les travaux dans le service commencent le 29. Ils seront
achevés aux environs du 15. Au retour de Budapest, je n’aurai plus de bureau
dans ma salle… » Mais j’en parlais avec légèreté, en souriant, presque avec
désinvolture, comme si cela ne me concernait pas, ou comme si je n’y croyais pas
: comme si c’était du domaine de l’inconcevable. En bref : comme s’il était
impossible que cela m’arrive à moi. St Omer est la ville natale de Didier,
bourgade prospère et bourgeoise de l’Audomarois, sorte de belle-sœur d’Arras ou
de Douai où je mets les pieds pour la première fois. C’est compact, historique.
Pas désagréable pour le peu que nous en ayons vu à la lumière du soir. avec,
semble-t-il, un peu plus d’animation le soir, encore que je me demande de quoi
peuvent vivre toutes ces gens perdues au milieu d’une campagne qui semble
désertée par les usines et les fabriques. Jacques revient le 15 pour quelques
semaines avant de repartir pour le Burkina où il a décidé de s’établir. Il a
même demandé à prendre la nationalité burkinabé ! Il fallait s’y attendre, on
s’y attendait, et on l’espérait puisque cela semblait être le lieu, la vie qui
lui convenaient. Mais de le lire, de constater le fait, m’a « secoué » comme je
l’ai écrit à Francko cette nuit, sans parvenir à trouver le terme approprié pour
décrire précisément ce que je ressentais. (Mais qu’est-ce qui différencie une
fabrique d’une usine ?) J’ai passé un petit moment à me familiariser avec mon
nouvel engin, notamment pour désactiver toutes les fonctions susceptibles
d’émettre du son. Puis à apprendre à lire/écouter les messages. Il y en avait
deux en texte, quatre sur répondeur : Francko qui me félicite d’être devenu un
homme moderne, Anne pour chanter avec Roman et Julia récalcitrants, Thierry et
Denis pour chanter aussi, mais eux dans un bel ensemble, Didier enfin qui me
souhaite la bienvenue dans le monde du mobile. Tout cela est bien émouvant. Anne
expose au rez-de-chaussée d’une petite maison de ville à l’écart du centre. Un
couloir, deux pièces sur le côté, la seconde, de plus petites dimensions,
donnant sur un jardin. Sur le mur du couloir, des premières pages de divers
Libération encadrées dans de simples cadres de bois et protégées par de minces
fils d’acier. Il y en a une dizaine, numérotés ; je n’ai pas trouvé le n° 1. Au
bout du couloir, le bar improvisé. Dans la première pièce, une série de
feuillets A4 portant des photos ou fragments d’autres imprimées. Sur le premier
mur, ils sont disposés côte à côte pour le couvrir en totalité : des portions de
foules en meurtrières (j’ai aimé cela), et d’autres photos plus grandes isolant
des individus, personnages masqués pour la plupart. En face, mur de la cheminée,
un alignement d’une douzaine de photos grand format montrant chacune un
personnage masqué, terroristes. Dans la petite pièce, trois draps, chacun d’eux
étalé sur un siège qu’ils recouvrent entièrement. Chacun d’eux est une photo
imprimée, « images lourdes de mon enfance » : un fossé au bord d’un champ dans
lequel un jour est tombé son frère ; la façade d’un petit manoir XVIIIe ; un
édifice au bord d’un canal, vraisemblablement un silo. Ce sont trois images de
St Omer, exact milieu de la route joignant Lille à Audresselles, où, enfant,
elle est passée de multiples fois avec ses parents pour se rendre dans leur
maison familiale à la mer. (Nostalgie ?) J’ai quitté la maison à 14 h 00 pour me
garer en face de chez lui une vingtaine de minutes plus tard. J’ai sonné. Ça n’a
pas répondu. J’ai attendu une dizaine de minutes avant de rédiger un mot en
japonais que j’ai déposé sur la table du salon de jardin parmi les éléments de
sa maquette. Suis revenu à la maison pour le découvrir dans le fauteuil du
bureau de Susan avec une cigarette et un café. Et ses affaires de japonais. «
Désolé, je pensais que c’était chez toi que ça se passait. » « Tu vois, me dit
Susan, si tu utilisais ton portable, tu n’aurais pas eu à faire tout ce chemin
pour rien. » « Aucun chemin n’est jamais fait pour rien. » Une flèche a traversé
l’air pour aller se ficher dans le cœur moite de la planète emmitouflée.
Au-dessus de la cheminée, une chose qui m’a attiré, que j’ai trouvée
particulièrement belle : un cadre brun, d’apparence cuir, portant un fragment
très agrandi d’une foule lors d’un match de football et prélevé d’un numéro de
l’Équipe. Toutes les photos, à l’exception de celles des draps, ont été
imprimées à partir de son ordinateur… Elle est arrivée avec Paul alors que nous
nous trouvions dans le séjour où nous avions entamé notre leçon. Ils sont
montés. C’est Susan qui m’a informé de sa présence. Je ne sais si elle était
encore là lorsque Francko s’en est allé et que nous avons commencé à nous
préparer pour notre sortie. Je suis monté, redescendu. Peut-être étaient-ils
encore dans sa chambre. Nous sommes revenus. Ils étaient dans la chambre, je les
entendais discuter alors que je me changeais. Puis je suis monté. J’ai entendu
la porte s’ouvrir, puis perçu leurs pas dans l’escalier. La porte d’entrée ne
s’est pas ouverte, ils étaient donc au rez-de-chaussée. Je suis descendu me
faire un café. Ils étaient au bureau de Susan en train de fixer l’écran de son
laptop. Ils avaient dû émigrer là après que Susan s’est mise au lit. À un moment
donné, la porte s’est ouverte. Elle est apparue, m’a dit bonsoir avec un regard
apeuré accompagné de mouvements d’épaules pour bien montrer à quel point elle
était embarrassée. Elle est passée dans le couloir, puis aux toilettes. Même jeu
lorsqu’elle est repassée, ce qui m’a étonné, car si elle était si gênée,
pourquoi n’avait-elle pas fait le tour par le séjour ? Bruno, Didier, Françoise,
Amanda, Janusz, Alex. Nous prenons un Aligoté et des nouvelles pour finalement
emprunter des ruelles pentues et pavées en direction du centre. Nous nous
retrouvons dans le sous-sol d’une brasserie, bruyante, enfumée, dont le
rez-de-chaussée vibre aux sons d’une techno musette. Nous sommes une vingtaine.
Nous occupons tout un pan de mur, trinquons à la santé d’Anne. Je me retrouve
avec Francko, Didier, Janusz et Alex en bout de table. Autour de nous, défilent
des girafes et des bières spéciales distillées sur place : à la rhubarbe, au
miel, à la chicorée, puis, sur la table, des petits raviers d’un saindoux un peu
pauvre qui, à en croire certaines personnes du cru, est une tradition flamande.
Alex est à ma droite, avec qui j’ai beaucoup parlé et ri, que j’ai titillé à
propos du beau et de la liberté, et qui, après m’avoir qualifié de « déglingué »
alors que je lui racontais mes misères cervicalesques et sanguines, m’apprend
que c’est lui qui a confectionné les cadres d’Anne (c’est décidément l’homme à
tout faire du milieu). Après les carbonnades, les entrecôtes au Maroilles, les
côtes à l’os et les profiteroles, tout s’est tout à coup vidé, fuite qui a
inspiré à Susan cette réflexion sur l’âge, à savoir que les quadragénaires et
quinquagénaires ne traînent pas le soir, rentrent tôt se coucher. Susan et Anne
nous ont rejoints pour assister, à la lueur d’une fleur de bière, à une énième
représentation de Janusz qui a fait rire et réjoui tout le monde. Je vais
répertorier dans mes carnets tous les kanji vus depuis le début de nos trois
premières leçons. Et puis « La sécu », rue Bourjembois dans la part sordide de
Fives, près de la douane, étrange endroit associatif installé dans d’anciens
locaux de la Sécurité Sociale. Un couloir, une petite salle avec un bar, des
tables, des toiles, des objets exposés. Une plus grande salle dans le fond qui
ressemble à une salle d’école. Francko, Francine, Alex, Caroline, plus une
trentaine de personnes, nous nous y installons. Il y a une toile de fond blanche
pour trois parties : la chrysalide qu’elle avait montrée à Rostand, mais cette
fois sur un fond d’électro-acoustique ; puis une scène où, accompagnée par un
film solarisé de Det l’F, elle joue avec un paravent ; et une dernière
chorégraphie : un bâton qu’elle serre entre les dents, musique, et un court
texte de Bobin qu’elle dit se libérer la bouche... Susan et moi échangeons un
regard. Mais qu’a-t-elle donc ? Elle est lourde comme un bout de bois. Il était
18 h 30 lorsque je suis arrivé chez Paula et Matthew. Je leur ai rapporté les
dernières nouvelles, dont l’entrée du portable dans ma vie. « Rubbish ! » dit
Matthew qui me raconte comment, il y a deux ans, il a jeté le sien dans l’eau
d’un canal d’Amsterdam. Bravo. Susan est arrivée, nous sommes aussitôt passés à
table pour un canard aux pommes de terre rissolées confectionné par Matthew et
assaisonné au jus d’EDHEC qui a nourri le gros de la conversation. Matthew ne
supporte pas d’enseigner, cherche désespérément autre chose à faire. Mais que
peut-il faire avec son français très imparfait ? Je leur remets un exemplaire du
JS, il me tend une copie de CUBASIS. À tester (mais quand ?). À 21 h 00, nous
levons le camp pour nous rendre au Centre d’Art. Grève. Que j’ai suivie pour
passer la journée sur Dot. Il fallait coûte que coûte que je pose sur son bureau
la version définitive avant le soir. Ce que j’ai fait à 18 h 00 tapantes. Elle a
appelé à ce moment-là pour me donner rendez-vous au Musée d’Histoire Naturelle
où avait lieu le vernissage d’une exposition sur la Chine : « Collectes et
photographies, 1895 », mission dépêchée par le Musée de Lille pour recueillir
des objets et des photographies. Paul m’accompagne qui n’avait jamais vu le
Musée. Susan s’y trouve avec Paula (son visage d’oiseau m’intrigue toujours
autant). Je déambule tout en ayant à l’esprit Francine et Francko qui
travaillaient depuis le matin sur le film et le montage de la bande-son que
j’avais achevée la veille. J’étais inquiet, me tracassais pour sa qualité,
n’avais que ce souffle incompréhensible en tête. Nous retournons dans le bar.
Det l’F arrive qui me soulage de tout commentaire : « Toi, je sais, tu n’aimes
pas la danse », puis nous apprend que Gaby avait fait une chute et qu’elle
souffrait atrocement du dos. Voilà l’explication. Mais qu’allais-je lui dire, à
elle ? Qui arrive, bise. « Tu te sens mieux ? » Elle me parle durant un moment
de sa chute, de la souffrance qu’elle endure. Puis subitement disparaît, comme
pour m’éviter des commentaires qui auraient pu être de l’ordre de la mondanité.
Alors que nous regagnons les voitures, je note l’enseigne d’un bistrot : Le
Tisieu. J’en demande la signification à Didier. C’est le nom de la butte sur
laquelle est édifiée la cathédrale et autour de laquelle, il y a un temps
immémorial, se trouvaient quantité de marécages dont un moine a entrepris
l’assèchement ; c’était St Omer. Voilà pour l’Histoire. Elle a tenu malgré tout
à « assurer ». Mais à quoi cela sert-il si cela dessert ? Je me suis surtout
attaché aux estampes et aux photographies. Dont celles des fameux pieds bandés.
Jusqu’alors j’avais été enclin à croire qu’il s’agissait d’une légende. Pas du
tout. Pour preuve, des photographies, et des modèles de chaussures ne dépassant
pas les huit centimètres ! Des femmes marchaient alors « avec » des pieds ne
dépassant pas les huit centimètres ! Je lis sur un carton que le pied réduit
était, à l’image des ongles longs des mandarins, un signe de noblesse. Alors, il
doit être le plus petit possible. Huit centimètres est la taille requise pour
accéder au sommet de l’échelle (en deçà, il faudrait en sectionner un morceau).
Pour y parvenir, on commence, à l’âge de trois ans, par plier les quatre orteils
sous le pied. Quelques mois plus tard, ce sera le tour du gros. Les pieds sont
constamment bandés et en quelques années, sont complètement atrophiés. Il y a
une photo d’un pied à nu. Les femmes supportent et apprennent à marcher ainsi ;
c’est extrêmement douloureux. Mais ça leur confère une démarche flottante à
l’image des tiges de jonc bercées par le vent. C’est le fin du fin de l’érotisme
; les hommes se pâment et en redemandent. À ce jour, le site compte 9 629
fichiers. Je célébrerai le dix millième. (Encore qu’il faille que j’épure. Il
doit certainement subsister des morts…) Une quarantaine de personnes. Les
lumières s’éteignent alors que nous prenons place. J’ai enfin pu voir le film
dans sa totalité et non sous forme de tranches de quelques secondes lors de
l’enregistrement de la voix off. Le son était un peu inégal et l’acoustique pas
très bonne, mais le résultat est excellent. Lumière, applaudissements. Francine
nous demande alors de la suivre jusqu’à l’écran. Dit quelques mots pour nous
présenter, puis pour nous remercier, Francko, Laurent, Didier, nous deux, et Lin
Fé, bien sûr, l’auteur. Suit un petit débat auquel je me suis désintéressé pour
me rapprocher de Nathalie apparue subitement, encore qu’il m’ait fallu une
fraction de seconde pour la reconnaître avec sa nouvelle coupe de cheveux
courts. Cela lui va-t-il ? Elle est accompagnée d’un type de Toulouse,
Jean-Baptiste, ami de Bouly, qui va s’installer dans la région. Comme attendu,
les blagues vont bon train au sujet du complot autour du mobile. J’étais
fatigué, ne voulais pas traîner. Les derniers se rendaient dans un chinois rue
Jules Guesde. (Tiens, je me sens bien…) Je vais tâcher de faire deux kanji avant
de me coucher. Je me suis dit que ça pouvait être une bonne méthode pour les
apprendre : deux par jour ce qui ferait 700 pour une année. Et puis, nous
devions raccompagner Christine, la sœur de Janusz, qui demeure à Tourcoing.
Christine qui, à peine la voiture mise en route, se met à parler. Parle de sa
passion pour la cuisine, parle de ses six enfants, nés de deux maris, dont
Patrice, Patrick et Jérémie, qu’elle a élevés seule. À présent, il n’en reste
plus que trois qui sortent beaucoup et la maison se vide petit à petit, et c’est
pour elle une période difficile. Et parle de son arrivée en France à l’âge de 19
ans, quelques années après Janusz, et de sa passion pour le français, pour la
littérature qu’elle connaissait déjà traduite en polonais et qu’elle voulait au
plus vite lire dans le texte. Et parle de ses premières années ouvrières en
France et des moqueries de ses collègues de travail auxquelles elle opposait son
français pur qu’elle tirait des livres et apprenait avec fièvre et acharnement.
« Mais rira bien qui rira le dernier ! » Et en effet, elle rit… En réalité,
elles ne marchent que très peu, et passent leur temps assises ou transportées
dans des palanquins. Seules les femmes de la grande noblesse se pliaient à cette
contrainte. Puis, petit à petit, la pratique s’est démocratisée jusqu’à ce
qu’une impératrice l’interdise au début du XXe s… Elle n’a pas cessé un instant,
avec animation, drôlerie, humour ; je l’écoutais émerveillé voyant à côté de moi
se révéler un personnage que jusqu’alors je n’avais fait qu’entrevoir et qui
m’avait paru ordinaire. C’est l’amie de Wanda. Éric m’a montré son nouveau
cartable. Du coup, j’ai pensé au mien, tout avachi, déformé, décousu, que je
traîne depuis plus de dix ans. Je m’en suis acheté un neuf ce midi, cuir brun
doublé cuir beige, quelques jolies boucles en agrément. Paul s’est envolé au
volant de la voiture de sa mère. Nous avons abouti à trois dans l’un des
innombrables chinois de la rue Solferino, celui-là même où nous avions rencontré
Gloom. Au retour, j’ai trouvé un nouvel émail de l’énigmatique Calidris Alba ;
le premier était pour me donner l’adresse d’une pension à Venise, le second pour
me proposer la lecture d’un poème de René-Guy Cadou où il est question de lys.
Celui-ci me livre un extrait d’un texte de Marino Benzi dans lequel le mot « lis
» apparaît. J’ai cherché le sens de « calidris » dans le dictionnaire latin. Ça
n’existe pas. Mais est-ce du latin ? Je l’ai mis de côté pour regarder Rashômon.
Je n’en avais gardé que peu de souvenirs. Les seuls mots que j’ai compris,
revenant régulièrement, c’est « watashiwa » et « mashta ». C’est déjà ça.
Somptueux. Drôle de musique emprunté au Boléro de Ravel saupoudré d’accents de
Bartok. J’ai ensuite pris connaissance d’un message de Francine. Elle et la
monteuse ont terminé à 22 h 30. C’est dire qu’elles y ont passé la journée. Je
craignais le pire ; elle me dit être enchantée, littéralement « heureuse ». Dit
que l’ensemble est magnifique. J’ai hâte de voir ça… Mais pour l’heure,
j’arpente la rue Brûle-Maison, sac à la main d’où émerge ma bonnette fouineuse ;
me faufile dans la foule du marché jusqu’aux abords du Centre d’Art où je tombe
sur Bana et Saskia assis sur le muret du trottoir, lui revêtu d’une sorte de
bleu de travail avec la casquette assortie, que j’ai pu prendre, l’espace d’une
seconde, pour un clin d’œil à une Chine révolue. Chine, justement, dont il est
question aujourd’hui, vernissage de l’exposition des trois Chinois en résidence
à Lille. À la porte de la salle comble, je trouve Janusz en compagnie d’un
couple de Japonais. Il me présente, ajoutant aussitôt : « Guy parle japonais. »
« Chiotto », dis-je. Un peu. Ils sourient. La fille me pose alors une question
dont je ne saisis que le « deska » final. Mes yeux s’arrondissent, elle juge
préférable de passer au français, me questionne au sujet de notre apprentissage.
Dit être très impressionnée par le fait que nous apprenions les caractères. Elle
habite en France depuis un an et avoue qu’à cause de sa correspondance en
hiragana que l’émail impose, elle oublie les caractères qu’elle n’utilise plus.
« Mais ce n’est pas vraiment important, beaucoup de Japonais ne connaissent pas
les kanji compliqués et dans ce cas on les remplace par les hiragana. » Qui du
reste sont souvent inscrits sous les kanji. Elle est styliste de mode.
Créatrice. Essaie de percer en France… Dans le cadre de la restructuration de
l’organisme où l’assuré est désormais un client, le service a été convié à une
grande réunion dans la salle de conférences Calliope, soit plus de deux heures
d’un discours abscons et boursouflé dont la réduction en un quart d’heure serait
un jeu d’enfant. On y gagnerait en rapidité, en clarté et en efficacité. Je me
suis amusé, tout en corrigeant les fautes d’orthographe, de syntaxe, de
grammaire et de typographie de la publication jointe, à y relever les mots
suivants : « contributif », « positionner », « indicateur », « expliciter »
(pour « expliquer »), « jargonner », « dynamique » (classique), « problématique
» (itou), « redécliner », « auditer », « finaliser » (pour « finir »), «
formaliser » (pour, je suppose, « mettre en forme », ce qui donne un délicieux
et échevelé « formalisme » complètement hors plaque), « impulser » (maître-mot
qui est revenu une cinquantaine de fois), « tutorer ». Le débit de cette jeune
dame et l’apparente foi qu’elle mettait dans l’expression de ce vide total m’ont
impressionné. Et puis, une autre réunion, cette fois de la famille, chez
Fabienne et Didier, pour un repas chinois autour de la table du salon où je
m’empêtre avec l’assiette sur les genoux. Tout le monde est là, sauf Max resté
auprès de sa mère de passage dans le Nord. Nous parlons de notre Nouvel An en
Pologne, tirons des plans. Roman a accompagné ses parents. Je ne l’avais pas vu
depuis des mois, soit depuis l’arrêt des cours, encore qu’il faille trouver un
autre mot pour qualifier cette lente dissolution dont le terme n’a jamais
véritablement été décidé, ni même exprimé, mais qui aujourd’hui existe bel et
bien. Durant six ans, et à l’exception des périodes scolaires, nous nous étions
vus régulièrement une fois par semaine. Et puis ça s’était arrêté. Au retour, je
croise la petite blonde près de la cafétéria. Son nez est disgracieux et elle
n’a pas un très joli teint. Quelconque… Je prends de ses nouvelles en
contournant habilement le mot « piano », puis s’amorce une longue et assez
étrange discussion autour d’une brume, reprise d’une précédente, quelques mois
auparavant, lors de l’une de mes dernières visites, qui n’était pas moins
obscure. De quoi parlions-nous ? Il me dit se poser des questions sur les
milieux sociaux, sur la différence entre les êtres, sur l’impossibilité qu’ont
les milieux de se mélanger, voire même de se côtoyer. C’est-à-dire ? Mais il est
incapable de formuler, est face à une masse confuse de pensées, de sensations,
d’impressions qu’il ne parvient pas à débrouiller. De la même manière, je me
montre incapable de l’aider. Nous en sommes restés sur un silence. À la fin, je
lui ai proposé de passer chez eux, un soir, pour une partie d’échecs. Je ne
m’attendais pas à sa réaction, soit le silence et l’embarras. « Laisse tomber »,
ai-je dit, puis ai eu un sourire. Nous n’en avons plus reparlé. Les visites
hebdomadaires sont définitivement terminées. Affluence, les amis, Didier de
retour du Mexique, Anne, Janusz, Roman et Julia, Wanda et Christine qui
s’occupent du repas rituel de fin de vernissage pour les soixante personnes
prévues. Je déambule parmi la foule avec mon sac et sa bonnette ; au repas, me
retrouve en bout de la longue table avec Chito, Francko et Susan. À ma droite,
se trouve une espèce d’attachée culturelle de Lille accompagnée de son mari.
Elle prend des renseignements sur Chito : « Et vous, qui êtes-vous ? », puis sur
Susan : « Et vous ? », enfin sur moi, je le sentais venir. « Et vous ? »
J’entame alors une description en règle du Lys. Qu’elle interrompt
presqu’aussitôt : « À compte d’auteur ? » « Non. » « Même pas ? » « Non, les
lecteurs paient. » Très vite, ça tourne court. Ça ne l’intéresse absolument pas.
Elle se tait, je me tais en laissant tourner en moi ce « même pas » dont je ne
saisis pas le sens, puis l’oublie tout à fait pour me consacrer au repas : la
soupe d’endives, le chou en salade avec riz, poulet au curry, haricots rouges et
ces autres, gros, dont j’ignore le nom. Autour de moi, ça rit, ça crie, ça
parle. C’est brouillon, c’est gai ; ça résonne joyeusement dans la grande salle
parmi les bruits de fourchettes et les verres entrechoqués. Jean-Pierre fait un
discours, puis Lin-Fé un autre. En même temps, je pense que nous rentrerons tard
et que je ne pourrai envoyer Journals comme prévu. J’ai entamé une lettre en
réponse à celle de JYLB qui conclut : « Je lis en ce moment un volume de
journaux d’Albertine Sarrazin et j’y trouve dans la préface le texte suivant que
je vous transmets, bien conscient de la distance entre autobiographie et le
contenu de Journals : “ […] écrire sa vie, c’est travailler contre ce qu’elle
est, c’est ne pas la subir, c’est la ployer et la forcer à devenir ce qu’elle
n’était pas : une œuvre d’art. ” » Voilà qui me laisse très songeur. Le repas
s’achève, Paula s’apprête à rentrer chez elle, nous propose de passer prendre un
café. C’est à ce moment-là que quelqu’un installe l’inévitable chaîne et le
brouet sonore qui va avec. « D’accord. » Nous trouvons Matthew en robe de
chambre qui sort du bain. Une discussion s’entame autour de l’art, de la
musique, de Gaby et du syndrome du « show must go on ». Il embraie de nouveau
sur son dégoût de l’enseignement, sur son besoin de reprendre la musique. Parle
de sa haine de la virtuosité et du culte qui l’entoure et l’entretient. J’opine,
je dis : « I agree », sans parvenir à aller plus loin, alourdi que je suis par
la boisson et la nourriture qui m’ont embrumé le cerveau, soufflant des milliers
de mots du tiroir étiqueté « anglais » (et « français » tout aussi bien).
Matthew m’est de plus en plus sympathique. Et puis de la satisfaction et de
l’insatisfaction ; c’était parti d’Hervé qui se déclarait insatisfait face à son
travail, truisme, à la différence de Francko qui, curieusement, s’est mis à
prôner une espèce de laisser-aller face à la vie où l’insatisfaction n’aurait
pas lieu d’être, n’aurait même pas de sens. J’ai appuyé Hervé en ajoutant,
truisme, que la satisfaction était d’évidence un état de stagnation ; Francko me
faisait les yeux ronds comme s’il me voyait pour la première fois. C’était très
étrange. Soleil, douceur de l’air. Roubaix méconnaissable : des terrasses
sorties dans le centre, des gens qui y mangent ; affluence, animation dans les
rues. C’en était presque émouvant. Comment pourrais-je me déclarer satisfait
alors que chacune des publications est le fait même de mon insatisfaction ?
(Satisfait, soit : « faire assez, suffisamment ».) A suivi, finale des soirées,
une envolée de Janusz qui a réglé son compte à l’art et à lui-même par la même
occasion. Ça m’a particulièrement réjoui. J’allais m’acheter deux pantalons à Mc
Arthur Glenn. C’était la première fois que je me rendais seul dans cette partie
particulière de Roubaix, rue commerçante préfabriquée qui a l’air d’avoir été
prélevée d’une bourgade anglo-saxonne, la première fois que j’y faisais un
achat. C’était un peu plus vivant que je ne l’imaginais et que ça ne l’avait été
la fois où j’y étais allé avec Susan un an ou deux ans auparavant. Il y avait
des animations de rue, petits orchestres, dont une batterie de xylophones et
percussions qui a retenu mon attention. (Je suis en train d’écouter
l’enregistrement d’hier. Comme je m’y attendais : bruit, confusion, la
conversation avec la Japonaise beaucoup trop faible ; mais quelques beaux
passages, dont la séquence TORDU-TORTUE de Lin-Fé, et la prise dans la cuisine.)
Soirée un peu trouble. Tout le monde disséminé autour de la table basse, sur les
divans et les fauteuils, conversations par petits clans. Calme (mais il n’y
avait pas de musique, ce que m’a fait remarquer Pierre à un moment donné avant
de s’endormir à côté de moi). C’était à la fois agréable et inquiétant. Je me
suis arrêté un moment pour les écouter, et comme les pantalons étaient trop
longs, je suis passé au Salon de retouches juste à côté de chez nous où je
devais me rendre depuis des mois pour faire raccourcir le pantalon que m’a
offert Francko l’année dernière. C’est une Noire rebondie qui tient cela, qui ne
s’appelle pas Juliette comme Paul le prétendait, mais Élisabeth. Je ne sais pas
pourquoi Paul l’appelait Juliette, lui qui en parlait comme s’il la connaissait
depuis toujours. J’aurais le tout mardi. Nous revenons chercher Chito pas
décidée du tout à nous suivre et qui se met à parler de son enfance au Maroc, de
son grand-père, célèbre musicien et musicologue dont Colette Renard a été la
compagne ; qui parle de son amitié avec Bana et Saskia, curieux trio qui vit
étroitement depuis plus de vingt ans. Geneviève en profite pour déposer des
baisers sur mes cheveux et mes joues, me parler à l’oreille, me renifler le cou,
drôle de jeu dont je ne cerne pas bien les limites, et qui, à un moment donné,
sentant mon parfum, me dit : « Fahrenheit. Le meilleur parfum pour hommes avec
son odeur de violette ». Et se rapproche encore un peu pour me répéter à
l’oreille : « violette », tandis que je regarde Janusz qui a un peu trop bu, qui
m’a l’air très mal dans sa peau depuis son retour du Japon, tandis que Wanda
sensuelle me parle de sa vie seule et que j’ai envie de toucher. Je m’éloigne
pour aller entamer une conversation en mauvais anglais avec les trois Chinois et
la compagne de l’un d’eux ; c’est très laborieux, et très vite je renonce faute
de patience. Je me lève, tourne autour de la Tour Eiffel en tiramisu, puis
considère les toiles progressives de Ma Han, remplissage par succession de
détails dont le graphisme aurait une lointaine affinité avec Keith Haring ; ça
me plaît ; puis, face à la porte d’entrée, le travail de Lin-Fé sur les couleurs
à partir de photographies, qui tient davantage de la publicité que de l’art. Ça
m’indiffère. Le départ traîne en longueur ; la musique m’agace ; Susan rit,
parle et danse. Je passe alors dans la cuisine où je prends un café en compagnie
de Bertrand qui m’énumère ses projets en Chine. Je pense alors à la coquille des
« trois pékinois » que j’avais relevée dans le dernier bulletin de la Pluie
d’Oiseaux. Le lui dis en précisant que sans majuscule, cela signifie « les trois
chiens ». « À leur place, je ne serais pas très content. » Mais qui remarque
encore ce genre de « détail » ? Et qui s’en soucie ? (Durant la soirée : mon
regard sur l’âge qui poursuit son travail sur nos visages.) De la Chine au
Japon, il n’y a qu’un pas, et nous en sortons difficilement ces temps-ci. Il
m’apprend que les Chinois mangent cuit ce que les Japonais avalent cru. Et me
rapporte cette anecdote d’un Occidental au Japon qui se fait avaler sa carte de
crédit qu’on lui restitue le lendemain dans une petite boîte enrubannée ! À côté
de nous, Wanda enjouée se démène avec un lot de crêpes qui n’en finissent pas de
s’empiler. Elle m’en enseigne la recette, recette des crêpes de six heures,
tandis qu’entre dans la cuisine une certaine Martine que j’appelle Hélène,
m’attachant à bien prononcer son prénom comme pour rattraper ces deux ou trois
fois où je l’avais croisée sans m’être décidé à l’appeler Hélène. Mais qui me
dit s’appeler Martine. « Tu ne t’appelles pas Hélène ? » « Non. » « Ce n’est pas
toi qui es venue chez nous un soir avec Francko ? » « Non. Je m’appelle Martine.
» Elle me fait un joli sourire avant qu’un creux du temps s’installe que nous ne
savons combler. Je retourne alors dans la grande salle où Susan, toujours aussi
décidée à partir, danse avec Janusz. Il n’y a plus qu’une vingtaine de
personnes, je m’assois, il est question de manger. Je grappille, puis vais
m’installer à l’autre bout avec Susan, Chito, Wanda et Françoise. Lorsqu’on se
décide enfin, Chito disparaît avec son mimosa. Nous la cherchons durant un
moment ; Janusz et Françoise la remplacent dans la voiture, Françoise qui ne
cesse de parler de la BM qui lui rappelle la sienne, celle-là même qui m’avait
emmenée aux Arcades pour ma deuxième série de conférences. Il est 22 h 00
lorsque nous poussons la porte d’entrée, je ne terminerai pas Dot ce soir.
Depuis la « panne » de chauffage, Susan a conservé la chambre de Paul comme
bureau. Ce qui fait que je peux désormais taper sur Bach sans la déranger. Je
travaille toujours les mêmes pièces dont je ne viendrai jamais à bout, je le
sais, mais il n’empêche : c’est un plaisir. (Mais qu’en est-il de ma propre
musique ?) Pas grand-chose, pour ne pas dire : rien. La simple perspective de
m’installer devant du papier à musique m’abat aussitôt. Je n’ai plus le courage,
ou l’énergie, ou simplement l’envie, de composer. Aujourd’hui, ce travail me
paraît insurmontable, et peut-être en est-il de même pour l’écriture, peut-être
est-ce pour la même raison que j’ouvre avec de plus en plus de réticence, voire
parfois de la répugnance, le cahier du journal. L’entrée de Laurent dans ma vie
a fait renaître en moi toute l’importance que j’accorde à l’improvisation et a
fait germer l’idée d’installer un micro en permanence au-dessus du piano et de
ne me consacrer qu’à des pièces improvisées. De même pour la guitare. Mais de la
même manière, je ne le fais pas. Régulièrement, je toise les pieds de micro
installés à cet effet. Et ne le fais pas. C’est l’histoire d’un moine guerrier
dont la compagne est un écureuil de la plus belle espèce attaché aux
stridulations d’une merlette au jabot rouge. Ils ont trouvé refuge au sein
d’Haubourdin près d’une usine qui, alentours, diffuse à toutes les narines une
bonne odeur de pommes de terre. Amie donc. C’est une maison classique des années
trente dans une rue classique comme on en trouve tant dans la région. Ils
retapent tout, de la cave au grenier. Cassent, abattent, agrandissent,
surélèvent, enduisent, plâtrent, déblaient, creusent, carrèlent,
débroussaillent, ensemencent, moquettent, c’est impressionnant. Il y a un petit
jardin en longueur fraîchement nettoyé avec un mur à droite qui les isole,
tandis qu’à gauche un simple grillage leur donne une vue directe sur une pelouse
que des jouets d’enfant jonchent. « Ça ne va pas nuire à votre tranquillité ? »
« Non, non, ils sont très gentils. » Je ne dis pas que j’en doute tout en
m’étonnant de sa conviction et de sa soudaine indulgence. Caroline jubile,
énumère ses projets de plantations et d’herborisation avant que nous fassions le
tour du rez-de-chaussée : le séjour en chantier, la cuisine pas loin d’être
achevée et où nous allons manger. Ils en racontent les péripéties avec, à
l’appui, les photos de l’avance des travaux. Mon micro emballe le tout pour la
postérité. L’homme du jeudi tous les quinze jours plus une semaine. C’est-à-dire
avec une semaine de retard. Alors, je me suis attaqué au paragraphe suivant
d’Apulée, le 23. Ç’a été une réussite complète de bout en bout. Il me semble que
c’est la première fois depuis dix ans. Je pensais hier que s’il y avait une
chose pour laquelle mon intérêt n’avait jamais faibli, c’était bien le latin et
le grec. Malgré le découragement à chaque fois, j’y replonge avec la même
frénésie et la même passion. J’avais promis de passer avec une bouteille. Comme
j’avais eu la flemme à midi d’aller en acheter une en face, je suis arrivé les
mains vides. À Roubaix, il n’y a qu’un seul recours : Géant, ce qui signifie un
quart d’heure de queue, de ces queues curieuses qui ne sont nullement le signe
d’une fréquentation, mais plutôt celui de la fermeture de la quasi-totalité des
caisses. Ma première surprise a été de constater le réagencement total du
magasin, la seconde, que tous les bons côtes-du-rhône avaient été retirés au
profit du bas de gamme. Le magasin s’adapte. Nous prenons un blanc liquoreux de
l’Aubrance avec des petits rouleaux maison de jambon au fromage, de la pâte
d’avocats. Puis filet mignon, riz, carottes, champignons, au calva et au cidre,
régal, le tout accompagné d’un St Pourçain rouge, puis d’un Chinon 2001 qu’ils
mettent en bouteilles, drôle de vin au goût un peu âpre dont je salue la qualité
sans pourtant y adhérer. Ils disent aimer ces vins-là. Je leur promets de leur
faire aimer les côtes-du-rhône. Le repas se fait à la belle lumière de la
verrière de la cuisine et de la fenêtre à l’armature de métal fraîchement sortie
des mains d’Alex. Je me suis alors rabattu sur une série de demi-bouteilles. Au
retour, je trouve Claire dans la deuxième pièce en compagnie d’un certain
Christophe que j’ai déjà dû croiser quelque part. Il a avec lui une quiche. Nous
prenons place autour de la table. Claire va chercher assiettes, couteaux et
verres, tandis que je débouche la première bouteille et entame une discussion au
sujet de Géant et de Roubaix en général. Christophe est de l’Épeule, constate la
même dégradation au Match dont le choix et la qualité des produits baissent au
fil du temps. Ils s’adaptent. Didier nous parle de l’ouverture imminente,
toujours à l’Épeule, d’un club privé pour chefs d’entreprise parvenus et
friqués. « Les jeunes vont se régaler avec les Porsche et les Ferrari ! » Soit,
quelques rodéos en perspective, encore que la pratique tende à se raréfier. On
trinque, on se partage la quiche. Baudouin arrive avec ses vibrations
habituelles, puis un certain Francis, barbu d’une cinquantaine d’années, un peu
fat, qui arbore une sorte de collier/chapelet. Il s’assoit à ma droite. Au bout
d’un moment, je le vois sortir un chapelet de sa poche, qu’il pose sur sa jambe
comme un animal et qu’il égrène comme s’il le caressait. Avant le fromage, nous
visitons les étages. Deux chambres au premier, une salle de bains prise sur
l’une d’elles, puis le grenier à aménager au second. Je note le système à
coulisse de la porte des toilettes que je pourrais utiliser pour celle de mon
bureau. Caroline rit, frétille comme un joli oiseau. Nous redescendons pour le
fromage et le tiramisu. L’après-midi de ce dimanche s’étire doucement dans une
sorte de lente plénitude. Caroline parle d’oiseaux, Alex sort un ouvrage idoine.
Suit un jeu impromptu, puis un autre, favori d’Alex qui consiste, à l’aide d’un
dictionnaire ouvert au hasard, à trouver un mot à partir de sa définition. C’est
l’une d’elles qui me permet d’épater la galerie : « Particule élémentaire
hypothétique proposée pour expliquer la structure des mésons et des positons ».
« Quark », dis-je. Ça tombe très bien, je connais tout du quark, et ajoute : «
Il y en a cinq dont les noms des quatre premiers sont : up, down, strange et
charmed. J’ai oublié le nom du cinquième. » Et rajoute : « Ça vient de
Finnegan’s wake de Joyce. » Et pour achever d’électriser mon auditoire : «
Finnegan rêve qu’il est le roi Mark qui poursuit son neveu Tristan qui a enlevé
Iseut. Au cours du voyage, un vol de goélands poussent des cris de menace :
Three quarks, three more quarks for Master Mark. » J’aurais pu être une divinité
à ce moment-là… J’ouvre la deuxième bouteille, arrive un couple. Nous sommes
alors sept autour de la table. Très vite, je sens les effets du vin sur ma
fatigue. Je m’engourdis, ai un peu de mal à m’insérer dans la conversation. Le
soir se relâche doucement sur la verrière jusqu’à sa chute définitive et totale.
Il est 21 h 00 passé lorsque nous les quittons, serrant contre nous la bouteille
de Fleur de Lys qu’ils nous ont offerte… J’avais laissé un message à Susan pour
lui dire que je rentrerais vers 20 h 00. Il est 20 h 30. Je finis par ne pas me
sentir très bien. Me lève, demande à Claire à régler ma commande. Sur la
tablette qui court le long de la paroi vitrée derrière laquelle s’alignent des
bacs garnis de semences et de petites étiquettes (« Mon jardin secret. »),
j’avise des Savitzkaya. J’en prends un au hasard, La traversée de l’Afrique, la
suis jusqu’à la caisse. Je lui demande un Jelinek. « Lequel veux-tu ? » «
N’importe lequel, mais pas La Pianiste. » Elle choisit Les Exclus. « Je te le
mets de côté pour la semaine prochaine. » « La semaine prochaine ? » « Oui, tu
n’as pas respecté ton contrat ; donc, tu as une semaine à rattraper. » Elle me
parle de la lecture qu’a faite Savitzkaya la semaine dernière qui a été une
réussite. « Quel dommage que l’on n’ait pas enregistré cela ! » J’opine en me
revoyant passer devant la boutique à ce moment-là et me promettant d’y revenir
avec mon micro. Je commande Point de lendemain de Denon. Règle, m’en vais. Il
est tout de même étrange que parmi les dizaines de milliers de mots du
dictionnaire, ce soit précisément sur le quark qu’il soit tombé, ce quark qui
m’avait tant hanté au temps de William et de ses songes. (Où est-il, au fait ?
Dans quel tiroir s’est-il fourré ?) Je retrouve la maison déserte et les volets
ouverts. Je monte me changer. Sors le chien. Mange le poisson d’hier, me prépare
un café, m’installe au salon. Les effets du vin commencent à se dissiper. J’ai
avec moi Marbre que j’ai du mal à poursuivre. À côté de moi, le dernier Télérama
avec en couverture le Musée de Lewarde. Je lis l’article au sujet du bassin
minier du Nord qui demande à être reconnu comme patrimoine universel. Je lis
cela avec un intérêt inaccoutumé en me demandant quelles relations exactes
j’entretiens avec cette terre où je suis né, où j’ai passé les vingt premières
années de ma vie, où je retourne encore tous les quinze jours avec une grimace
de dégoût, mais en déplorant en même temps la disparition des chevalets, des
terrils, des cités ; en particulier les chevalets qui sont de véritables pièces
d’architecture ; en reste-t-il qui ne soient pas celui de Liévin, réduit à un
lamentable squelette faisant office de garniture à l’épouvantable ensemble
commercial du centre ? Susan rentre, me dit qu’ils sont allés dans un mauvais
indien. Je poursuis ma lecture, puis vais passer une petite heure avec Bach que
je malmène (mais peut-être en a-t-il besoin). Comme c’est devenu l’habitude
depuis quelque temps, je monte aussitôt après elle. J’éteins les lumières du
rez-de-chaussée, remonte le thermostat du chauffage qu’elle a baissé, la
remplace dans la salle de bains, éteins les lumières du premier, monte au
grenier. Sur la chaise du deuxième bureau, il y a mon sac et le sachet des
Lisières. J’en sors les trois exemplaires. Appose un petit mot sur la première
page du Zen à l’attention d’Éric, le glisse dans mon sac. Feuillette Savitzkaya,
puis Murakami. Ne me sens pas le goût pour grand-chose. J’allume l’ordinateur,
vérifie si le ventilateur s’est bien mis en route, me préparant déjà à lui
asséner quelques coups de pied dans le cas contraire, me confectionne un café,
une cigarette, m’assois en me demandant à quoi je vais occuper ces quelques
heures à venir tout en ne me sentant pas la moindre envie pour quoi que ce soit.
J’ai l’idée de regarder un film, y renonce, consulte mon courrier, y réponds.
Constate qu’il est minuit, jette un œil au calendrier des titres du JM sans
parvenir à trouver la solution du découpage. Jette un autre œil aux DVD, Godard,
Bergman, et puis celui que m’a prêté Éric sur la fabrication des guitares PRS
qui désormais surclassent Gibson. Décide de faire un peu de japonais, me lève,
avise Le mouton sauvage, en lis les premières pages. Retourne face à l’écran en
compagnie d’une autre cigarette et du Murakami que je poursuis en fumant. Puis
éteins tout et vais me coucher. Il est 1 h 00 à peine. Je me glisse dans le lit
avec Murakami. Une demi-heure plus tard, je m’endors.