Je pense et pense à Venise. Pense au journal, à la fiction, à de nouveaux livrets, au CD dont je devrais commencer la composition. Pense à la musique. Pense à l’inventaire complet de mes biens personnels en matière d’écrits et de musique. Copies. Répertoire. Tout classer, sauvegarder. Et me débarrasser du reste, dont les bandes magnétiques. Je pense à cela et, en même temps, à ce que j’avais écrit et publié et que Jean m’a rappelé récemment, soit : à partir de 50 ans, débarrasser, épurer, faire le vide autour de soi jusqu’au dénuement. Ça va arriver. Vais-je alors faire le vide autour de moi ? À commencer par le contenu des journals, soit, j’y ai songé il y a une demi-heure, publier Le Vin et La Cure en totalité... Dégraisser l’intégrale en somme… Quinze jours d’absence, je reprends mes repères, inspecte. Tutto è a posto. Je tire à l’instant de mon sac le livret que Francine m’a offert, fac-similé de Don Giovanni, 1787, édité à Prague. Je remarque en outre, juste à côté, l’Assimil de grec. Depuis quand ne l’ai-je pas ouvert ? Et à côté encore : Apulée, 20 II, Photis qui fait de la balançoire pendulaire sur Lucius, ce que je n’avais pas saisi, naïveté qui tire un sourire à mes compères. Mais c’est vrai que je nage un peu. Sans doute parce que j’en reste au littéral, tandis que Francko s’attache désormais davantage à la traduction. Peut-être mes problèmes proviennent-ils de là. Trop près du texte et donc ne pas le voir… Pas de grec, en revanche. Mais Jean nous a fourni des photocopies du texte du Songe de Lucien prélevé d’un manuel scolaire de 1914. Fin de la période d’apprentissage, nous abordons la phase sérieuse des études. Enfin ! (En même temps, de belles choses de Schnittke dans les oreilles…) L’anniversaire d’Anne, champagne, un gâteau que Susan a confectionné, joint à un livre d’Alessi. Moi, les mains vides, inexplicablement. Je constate d’ailleurs que j’ai de plus en plus souvent les mains vides. J’ignore pourquoi. Julia exécute un petit morceau de piano, puis, avec Roman, Yellow submarine, elle qui chante, lui qui l’accompagne à la guitare. Au retour, coup de fil de Francine qui me demande si je peux enregistrer une émission sur Roubaix, à France-Culture, qui, au bout de quelques minutes, me tire un soupir de consternation. J’ai coupé le volume pour entamer le japonais, l’alphabet en premier lieu, graphie et distinction entre les signes imprimés et manuscrits. Paul m’y a un peu aidé, m’a enseigné quelques rudiments. C’est bien parti. Au soir, j’ai pris quelques renseignements sur Internet au sujet des vols France-Japon. Après cette soirée frites-techno-frites jubilatoire, nous nous sommes quittés sur le parking de la gare de Lens, lieu que j’ai tant arpenté au temps de mon adolescence et qui là ne m’a rien inspiré de particulier, si ce n’est l’impression d’un décor destiné à un film à venir devant conter mes incroyables aventures. J’ai déposé Francko. Nous avons pris rendez-vous pour le lendemain, à 15 h 00, au Musée.  J’ai trouvé Pierre et Brigitte dans la boutique. Puis Max et Francko sont arrivés, suivis de Didier et de Fabienne. Nous sommes restés un bon moment à la cafétéria où j’ai tout enregistré. Pour une raison obscure, j’ai toujours eu tendance à confondre Filliou avec Spoerri, et, comble, m’aperçois que je ne connais rien du premier… Arte povera ou peu s’en faut. C’est purement anecdotique. Daté, presque suranné. Seuls le discours, les mots, la réflexion ont une importance ; le reste n’est qu’illustration et je ne vois pas le sens de cette exposition. J’ai tout enregistré. De même au Prétexte, place Foch à Babylone, ce petit bistrot de quartier où je m’étais promis d’entrer un jour et où nous nous sommes tous retrouvés. Francko y poursuit la relation de son voyage jusqu’à ce que Max, Pierre et Brigitte s’en aillent. Je propose alors au reste de la compagnie de passer à la maison. Francko m’accompagne ; nous nous arrêtons Grand Place pour une balade sous la forêt suspendue avant le champagne et le repas improvisé par Susan, que nous mangeons avec des baguettes (le repas). Suite de l’épopée nipponne. Je n’ai pas eu le temps de faire le tirage de Ma-jong promis… Pétunia petite cane qui s’attire la haine et la colère, à tort ou à raison, je l’ignore, et ça m’indiffère, encore que sa fragilité m’incite à me mettre de son côté. Il n’empêche : elle est « enfin » partie, cet « enfin » exprimant son propre désir de départ joint à celui des collègues qui ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour qu’elle « dégage, la salope ». Les raisons se perdent dans les brumes des plages désolées et pleines de poison de leur âme. Elle est désormais à l’accueil, en est toute contente. Mais, contre toute attente, sa place dans le service n’est pas restée vacante. Un indésirable en chasse un autre, ou en appelle un autre, et il y avait là une place pour un de ceux qui, depuis des lustres, et ce pour des motifs divers, passent d’un service à un autre, vont et viennent d’un placard à un autre. Je le croise de temps à autre, ne connais de lui que ce que sa réputation veut bien m’en faire savoir, une réputation qu’il n’est pas bien difficile de circonscrire, et d’une certaine manière, de comprendre, lorsqu’on constate, comme je le constate, qu’il est atteint de quelque trouble de comportement dont sa démarche disloquée est l’indéniable garante. De quel type, je l’ignore. C’est ce qu’un collègue a résumé par cette formule que je ne parviens pas à trouver tout à fait détestable : « Il n’a pas la lumière dans toutes les pièces. » Certains le disent violent, d’autres assurent qu’on peut lui confier la garde de tous les nouveaux nés du monde sans qu’il lui vienne à l’esprit d’un dévorer un. Moi, je n’ai pas d’avis, je l’ai à peine entrevu depuis son arrivée. Je sais seulement qu’il a 61 ans, est à deux doigts de la retraite. Sais aussi qu’il est diplômé du CNES, a été cadre avant d’être rétrogradé à notre échelon, soit le plus bas. « Et tu as fait des rencontres là-bas ? » dit-elle. Il a eu un petit sourire. A un peu hésité. Et a fini par se mettre à table, soit une traductrice du japonais qu’il a rencontrée là-bas, qui est restée sur place jusqu’en octobre, date à laquelle elle reviendra à Paris. (Elle est aussi traductrice du tibétain, et spécialiste des religions d’Extrême-Orient ! Une tête…) Maman semble en pleine forme, autant qu’on puisse l’être au sortir d’une opération cardiaque délicate et avec tous les tracas de santé liés à son âge. Mais elle parle, lit, plaisante. Dans la semaine, elle sera « transférée » dans une maison de convalescence à Oignies qui, aux dires de l’infirmière, est un palace. Hm. Quant à Éric, il est rentré ce matin après cinq semaines d’arrêt suite au retrait de la broche qui lui maintient la jambe depuis des mois. Je passe le voir dans sa salle. Il me tend alors une barre d’acier d’une longueur de 30 cm. « Qu’est-ce que c’est ? » « La broche. » « La broche ? » Je la tourne et la retourne entre mes doigts sans parvenir à croire que l’on puisse faire entrer une chose pareille dans une quelconque partie du corps. Il me dit alors que je suis l’une des rares personnes à y porter la main. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Quand je dis ce que c’est et d’où ça vient, la majorité des gens refusent de la toucher… » Je regagne ma salle avec cette pensée froide, associée, tout à coup, à celle du journal. Depuis quand ne l’ai-je pas ouvert ? Depuis quand n’y ai-je pas pensé ? Est-ce lié à cette drôle de semaine où Éric et moi avons à nous seuls la charge du service ? Et puis il y a la traduction que j’ai enfin achevée, et Dot sur lequel je travaille depuis dimanche. Les journées filent. Je peux également y ajouter le japonais qui prend beaucoup de mon temps et de mes pensées. Du coup, j’ai oublié le passage d’Alex à la maison : apéritif dans le salon de jardin, le salon que Susan avait acheté il y a quelques semaines, que j’en avais assez de voir en pièces dans le hall d’entrée et que j’ai monté au milieu du séjour, manière de conjurer l’hiver ; un piège à printemps, en somme. Nous y avons pris un sherry le soir même (« Chéri », dit-elle) et un autre avec Alex qui nous a raconté des histoires de beaux meubles et de déménagement… Je n’ai rien dit non plus de l’encyclopédie FMR arrivée avant-hier et qui a créé une friction entre elle et moi. « Tu l’as finalement achetée. C’est ridicule. Pourquoi avoir acheté ça ? et combien ça t’a coûté ? » Je me suis senti comme un enfant pris la main dans un quelconque sac, et durant ces minutes à table autour de laquelle la « discussion » avait lieu – elle venait tout juste de rentrer, les cartons étaient encore dans le couloir –, je me suis retrouvé 15 ans en arrière avec Liliane en face de moi, Liliane à qui je cachais des dépenses inconsidérées au regard de notre budget maigrichon. C’est du reste ce que je lui ai dit : « J’ai l’impression de me retrouver 15 ans en arrière ! » Mais présentement, rien ne justifiait cette attitude de ma part, et j’avais beau lui assurer que c’était une merveille, que je ne pouvais laisser passer ça, elle n’y a pas vu la moindre ombre de conviction… Je revenais de la deuxième répétition avec Thierry, chez lui, deux bonnes heures passées sur Henri/Joël avec beaucoup plus de difficultés que nous l’imaginions au départ, et un peu de distraction. Lié à cela, la bonne centaine de photos épinglées sur le mur de la cuisine à deux doigts de mon nez, certaines de Cécile, puis une en particulier de fesses féminines anonymes, vestige d’une « soirée nue » : « Sais pas, à un moment donné, on s’est tous les quatre retrouvés nus dans la cuisine et on a pris des photos. » Je ne lui ai pas demandé à qui elles appartenaient. Elle est partie s’asseoir devant la télé, j’ai tout monté en sept voyages dans mon grenier où je suis resté alors qu’il n’était que 21 h 30 et qu’en temps ordinaire, le soir, je ne monte pas avant 23 h 00. Nous ne nous sommes plus dit un mot de la soirée… Lorsque c’est arrivé, j’étais emporté dans ma spirale et ce n’est que vers 20 h 00 que j’y ai mis le nez. J’en ai pris un au hasard que j’ai feuilleté, puis j’ai consulté le « cadeau », soit deux volumes de lettres et manuscrits de la littérature française, et un dossier portant des fac-similés de lettres, belles choses qui, stupidement, m’ont fait battre le cœur. J’en ai feuilleté un autre cette nuit alors que je leur cherchais une place dans la bibliothèque. Il y avait comme de la tristesse dans chacun de mes « oh » et de mes « ah » feints.  (Thierry est inquiet, a très peu de travail cette année et les nouvelles lois concernant les intermittents ne vont pas en sa faveur…) Je me suis alors couché pour regarder Allemagne année zéro. Je n’en avais guère de souvenirs. J’ai été très surpris de trouver Berlin dans un tel état de ruines plus de deux ans après la fin de la guerre. J’ai passé ensuite plus d’une heure sur Paradis. J’avais lu mes deux pages, en ai lu deux supplémentaires, et puis, tout à coup pris, je n’ai plus pu m’arrêter. Sollers qui fait son petit Joyce. Mais qui ne fait pas son petit Joyce, et qui n’a pas rêvé de faire son petit Joyce ? C’est du reste ce à quoi pourrait tendre Journals, ce vers quoi il se dirige, à mon insu.  (Paul tire un nez de deux pieds de long. « I think he needs a girfriend », dis-je. Susan et Joséphine opinent en souriant…) La journée a filé je ne sais comment : tout d’abord, les notes de Geisha qui m’ont demandé un temps fou, puis la préparation du Livre sur Xpress. Je repensais aux propos de Susan cette après-midi : « You should extend it and send it to a publisher. » Cette suggestion d’envoi à un éditeur m’a agacé. Ça part évidemment d’une bonne intention, mais c’était comme si elle dénigrait totalement le Lys et mon souci premier de rester seul, autonome, sans ne rien avoir à demander à qui que ce soit qui ne soit pas un lecteur. En même temps, je ne puis m’empêcher de penser que d’une certaine manière elle a raison. Le fait est que ça ne m’avait pas effleuré et que ce texte-là avait été rédigé pour être publié au Lys. Pas ailleurs. Du coup, trouble et désarroi. En même temps, ce texte pourrait être développé et, j’y avais songé à un moment donné, aller dans le sens d’un « roman ». Il n’empêche que cette donnée m’a un peu dérouté ; j’ai l’impression également qu’elle n’accorde finalement au Lys qu’un intérêt mineur. Le pis, c’est qu’elle n’a peut-être pas tort…  Pour me changer les idées, je me suis rendu chez Match où je suis tombé sur Marie-Claude. Lunettes noires, bronzée du soleil breton, je l’ai trouvée resplendissante. Et, une fois de plus, je me suis étonné du changement que peut subir un visage au fil de la connaissance que l’on en a, petite touche après petite touche jusqu’à sa métamorphose, ou sa réelle existence, devant soi, traits qui, semblant ordinaires au départ, révèlent avec le temps leur juste magnificence. Car, au bout du compte, à quoi tout cela sert-il si je considère le silence qui m’en revient, une sorte de lourde chape de néant qui me fait de plus en plus penser que plutôt que dans des boîtes aux lettres c’est dans des puits sans fond que je les glisse à chaque fois. Retour, repas au cours duquel nous avons une discussion autour de la stagiaire qui arrive demain. Ai-je parlé de la stagiaire ? Du coup, mauvaise humeur liée tout à la fois à la perspective de cette arrivée singulière et inopportune, et à la stagnation de Dot que je pensais pourtant avoir chassé de ma mémoire. J’ai fumé sans compter durant ce travail de montage sur Dot. Comme avant, comme à l’époque où je m’en fichais (mais je ne m’en fichais pas). Bon anniversaire Annie ! Je viens de l’appeler pour le lui souhaiter. En effet, elle a eu un bon anniversaire, souhaitée par une petite bande du quartier qui lui a brûlé sa voiture… Elle venait de l’acheter, après la précédente qui lui avait été volée. Par la même bande, ou une autre. Ça ne s’arrêtera donc jamais. J’ai jugé bon de n’en pas parler à maman cette après-midi. Au lieu de cela : Lisbonne, l’affaire Imbert, les peintures des grands maîtres, la Tchétchénie dont elle a découvert l’affaire dans un documentaire et dont elle me parle longuement. Pendant ce temps, j’ai rempli les enveloppes, ai fait un peu de découpage. Le temps a passé je ne sais comment… (Elle m’a déstabilisé, m’a fait me remettre en question. Volontairement ou non.) Elle m’avait préparé un repas polonais : roulades, chou rouge, klouski ; accents d’enfance ou pour le moins d’adolescence. Régal. Elle est en forme. Je lui ai rédigé une lettre en italien à l’attention du couple qu’elle a rencontré aux Baléares et à qui elle se promet d’envoyer un mot depuis des mois. C’est la première fois depuis un an que j’ai pris la Mercedes. Ai-je parlé de la fille qui a encore passé la nuit ici ? Je viens de tomber sur elle, alors que je m’apprêtais à aller me raser. Elle se trouvait dans la salle de bains. Bonjour, bonjour. Cela fait deux nuits qu’elle passe ici. Et, pour parfaire, Jake est de nouveau à la maison. Il nous attendait en compagnie de Paul et de Joséphine à notre retour de Lisbonne, avec du champagne pour l’anniversaire de Susan. À cette minute même, Paul et lui travaillent au premier au site du second, Joséphine et Susan préparent un repas qu’on dirait particulier. En fond, et pour la énième fois, Greek de Turnage… Elle arrive le soir avec Paul, ils montent se claquemurer dans sa chambre, ils passent la nuit ensemble, il part au travail, elle reste là, je ne sais combien de temps. Hier, elle est partie vers 14 h 00. Aujourd’hui, 12 h 30, elle est toujours là, enfermée dans la chambre de Paul d’où elle n’ose sortir. Elle ne doit certainement pas se sentir à l’aise, et, de mon côté, je ne fais rien pour qu’elle le soit. Que fait-elle ? pourquoi est-elle ici, seule, et pourquoi passent-ils des nuits ici alors qu’elle a une chambre en ville ? Et qui est-elle, pour commencer ? Je vais certainement consacrer mon lundi à la saisie des notes prises à Lisbonne. J’espère que je serai plus en forme que je ne le suis. Il est tout de même extraordinaire qu’il suffise que je rentre de quelques jours de voyage pour retrouver tous mes petits malaises et maux. Au courrier, un petit mot de Baudouin accompagné d’un dessin préparatoire que j’ai aussitôt encadré et accroché à côté des autres… Et je vois très bien Paul lui dire : « Il n’y a pas de problème, reste le temps que tu veux, ma mère est sympa ; de toute façon il n’y a personne la journée. » Si, en ce moment, il y a moi. Hier, dans la cuisine, il a parlé d’elle à son retour du travail. « Elle dit que c’est un vrai moulin ici : la femme de ménage, le plombier. » J’ai fait l’idiot : « Comment le sait-elle ? » « Elle a entendu. » « Et ça la gêne qu’il y ait du monde dans la maison ? » « Non, mais normalement, il n’y a personne. » « Si, il y a moi. » « But you it’s OK. » « I hope so. » A-t-il bien compris ? Susan dit : « The poor girl, elle n’ose pas sortir de la chambre. » A VACA QUE RI (dans un supermarché de Lisbonne). Elle est censée être timide. Je ne trouve pas qu’elle le soit spécialement. La semaine dernière, ignorant sa présence et sortant de la salle de bains à moitié dénudé, je l’ai découverte sur le seuil de la chambre de Paul en train de téléphoner. Bonjour, bonjour. Elle n’avait pas l’air particulièrement intimidée… Je ne cesse de penser à mon voyage en solitaire à Venise. Nous en avons parlé, Joséphine et moi, en faisant la vaisselle. « Pourquoi Venise ? » me demande-t-elle. Elle n’y a rien remarqué de particulier, s’étonne que je veuille encore y retourner alors qu’il y a tant d’autres choses à voir dans le monde. « Mais Venise, c’est le monde. » (L’ai-je dit ou simplement pensé ?) Comme la vaisselle se prête bien à la conversation, j’en ai profité pour parler avec elle, lui ai demandé de ses nouvelles. Elle revient d’Égypte. « Et maintenant ? » Elle ne sait trop. Elle cherche. Une voie, une piste. L’étranger, de toute façon, où elle travaillerait. Mais que faire qui ne soit pas l’enseignement de l’anglais, ce à quoi elle répugne ? Elle pense aux actions humanitaires, mais ce n’est pas payé. Cela dure une bonne vingtaine de minutes. Arrivée au dernier plat, elle a brusquement tourné les talons et a quitté la pièce. S’est éclipsée, comme Paul le fait parfois, me laissant à chaque fois l’impression un peu amère d’une fuite… Du reste, j’étais certainement plus gênée qu’elle ne l’était… La stagiaire, et elle à présent. Paul est censé chercher un appartement, une chambre, « n’importe quoi, même un placard, je m’en fiche du moment que j’ai un endroit à moi ! ». Cela fait deux nuits de suite qu’elle passe ici. On peut parfaitement en ajouter une troisième et une quatrième. On peut parfaitement considérer la chambre de Paul et celle de Joséphine comme deux pièces d’un petit appartement… 14 h 00. Il fallait nous préparer, puis prendre la voiture jusqu’à St Amand où nous devions être à 15 h 30 pour le baptême du petit Max à l’Hôtel de Ville. Nous avons eu juste le temps de terminer les quatre premiers desserts. En restait six pour le lendemain. Nous avions acheté une petite Demoiselle pour fêter notre collaboration. Nous l’avons bue avec Susan dans la cuisine. Puis rendez-vous a été pris pour le lendemain, 10 h 00, même pièce, mêmes plats, mêmes saladiers, et raviers, et spatules, et œufs, bols, farine, sucre, fruits, et moules, et beurre, lait, et chocolat, café, boudoirs, cuillers et cuillères, fourchettes et four. Je me suis acheté une sacoche pour mon petit matériel ! Froid, pluie, ciel gris et noir. Frissons, mal de crâne et de nuque, légère fièvre. Je suis quand même ici, au travail, dans « ma » salle que j’ai découverte ce matin lavée et nettoyée après près de trois années d’abandon total. Il y a eu un changement de société, l’actuelle n’ayant pas dans son planning le nettoyage des salles. Le couloir, oui ; les salles, non. Il a fallu près de trois ans et quelques milliers de notes de service pour qu’enfin quelqu’un se décide… Propre. Et chaude. Il y fait bon, et je ne suis pas loin de penser que je me sens bien dans la douce chaleur de cet endroit où je vais passer la journée, puis celle de demain et ainsi de suite jusqu’à ce que quelqu’un décide de m’en arracher. Mais j’y suis encore, et ce malgré mon état de santé, et malgré le rêve de cette nuit où je me rendais chez mon médecin, lui débraillé et rigolard, ses enfants et son épouse allant et venant dans son cabinet, lui me disant qu’aujourd’hui il ne travaillait pas et qu’il en était heureux, mais que pour moi il pouvait faire une exception. Curieusement, je n’ai pas jugé bon de prendre cette sorte de prémonition au sérieux. De la famille, quelques amis dont Jean-Michel et Hamalle. Puis le père de Luc qui me tient le crachoir pendant une vingtaine de minutes. Jaqui a toujours sa jambe cassée qu’elle fait aller avec une étonnante bonne humeur entre ses béquilles. Nous partons pour le centre ville. J’ai oublié le nom de cet édifice historique, près de la fameuse tour abbatiale dont la réfection va être enfin entamée, au premier étage duquel se tient la salle d’honneur. Escalier donc, que Jaqui gravit marche par marche sur les genoux, c’est le meilleur moyen qu’elle ait trouvé. L’adjoint parle de l’adjonction d’un élévateur pour les handicapés et les personnes âgées, mais en déplorant la dégradation inévitable que cela occasionnera à ce lieu classé. Ne serait-il pas plus judicieux de trouver une autre salle au rez-de-chaussée d’autant que celle-ci ne me paraît pas mériter tous les éloges dont il l’entoure ? Je retrouve Pascal et Éric au café, les retrouve comme si je ne les avais pas vus depuis des mois. « Et alors, Lisbonne ? » J’en parle, pas trop ; je suis légèrement groggy et encore endormi. Et que dire ? Qu’est-ce qu’une ville ? d’où provient son attrait, son intérêt ? La manière dont elle s’est faite ? la manière dont elle occupe l’espace ? Ses habitants ? Ses centres d’intérêt historique et culturel ? Rien de tout cela. Mais quoi si j’excepte les affinités irraisonnées et absolument informulables dans mon langage ? Je regagne ensuite ma salle avec Éric qui me met au courant des dernières péripéties du service. Baptême civil : le petit Max et, profitons de l’occasion, la grande Élise, qui deviennent dès lors « citoyens responsables », membres éclairés de la République, affublés de cette inquiétante maxime : « Vivre libre ou mourir », de 1792, que l’on pourrait peut-être rafraîchir un peu : « La liberté contre la mort. » Pour descendre, Jaqui s’aide cette fois de ses mains et de ses fesses. Mais auparavant, proposée par l’adjoint, visite des autres salles de l’édifice, soit une salle du XVe ou XVIe où se réglaient les petites affaires de justice, puis une autre appelée « salle Watteau », dont il s’enorgueillit ; qui m’intéressait et qui, en définitive, se révèle affligeante : Watteau est-il vraiment dans ces peintures au faîte des fenêtres, sombres, pâles et brouillées ? (Joint au Dictionnaire chronologique des papes : Kiss me deadly, puis La nuit du chasseur, et In the mood for love. J’ai en outre commandé Le petit soldat après À bout de souffle que je viens de regarder. Qualité incroyable d’image, confort et souplesse ; la cassette est une pauvre antiquité, lourde, fragile et encombrante. Le processus de compression se poursuit…) Après les photos de groupe sur le porche, retour, buffet, champagne. J’entame une longue conversation avec Jean-Michel dans le jardin (louons ici, une fois de plus, la cigarette). Nous nous étions rencontrés deux ou trois fois chez Jaqui. Avions parlé de choses et d’autres sans jamais approfondir. Je savais qu’il enseignait, mais ignorais qu’il avait un travail personnel, qu’il exposait. Du moins qu’il avait exposé à une époque : dix ans. Il expose de nouveau depuis quelques mois, suite à une rencontre qui l’a incité à s’y remettre. Il me parle de tout cela avec une extrême simplicité et modestie, et candeur, émerveillement, et je suis de nouveau frappé par ses airs d’adolescent qui estompent ses 40 ans. (En écoutant Lecture on nothing : j’aime la seconde mineure parce que c’est le vilain petit canard de la musique. J’aime tous les vilains petits canards. Ou du moins : ce que j’aime, ce sont les vilains petits canards…)  Expose, donc. Il y a quelques semaines, j’avais reçu un carton d’invitation : un certain Bazin, à la Petite Surface à Wattignies. J’ignorais tous des deux, et, comme à chaque fois que je reçois un carton d’un inconnu, je m’étais promis de m’y rendre. Comme à chaque fois, je ne l’ai pas fait. « Mais en fait, je ne connais pas ton nom. » « Bazin, Jean-Michel Bazin. » Ça se terminait le 3, nous serions encore à Lisbonne, et le lendemain, dimanche, c’était impossible à cause de la cakeparty. En même temps, j’ignorais de qui il s’agissait. Mais est-ce une raison suffisante ? Ce que je lui ai dit : « Si j’avais su… mais en fait, ce n’est pas une raison… » Il a souri. « En effet, ce n’est pas une raison. » Il s’agit de blasons. Il aime les blasons. À la Petite Surface, son travail appelait les habitants de la rue à une participation. Il m’en parle en détails avec une chaleur et une émotion qui ne peuvent être que l’indice d’une qualité… Dont cette nouvelle dans le cadre des petites saloperies au rabais : le contrôle demandé par notre cadre direct et dont il a été l’objet ; ledit cadre lui apprenant à son retour qu’il y avait été contraint par les collègues qui, comme bafoués, s’étaient écrié « Fainéant ! » et que cet arrêt maladie était de pure complaisance. Et, écrivant cela, je souris : tout cela ne pourrait-il pas être la source et la matière d’une joyeuse farce ? (à la Stupeur d’Amélie). Et puis il y a son fils, Théophile, 5 ou 6 ans, avec qui je parle longuement dans le jardin, alors qu’à l’étage les autres enfants plus âgés jouent avec furie à leurs jeux d’enfant, dont l’un qui consiste à propulser des objets divers par la fenêtre qui tombent à nos pieds. Nous les regardons choir avec une mine contrite et amusée tout à la fois. Éveil, intelligence, imagination. Étonnant garçon… Et puis il y a  Solange. Agréable, mais avec tout de même un peu trop de mots mode à la bouche, langue bâtarde des médias, optimiser, start-up, ressourcer, problématique, sympa, improbable, top. Je l’écoutais en opinant, avec cette curieuse impression d’avoir en face de moi une traduction incarnée, de celles qui me tombent régulièrement entre les mains. C’est elle qui, à ce moment où nous cherchions un sens à ce baptême et la raison pour laquelle, contre l’avis de Jaqui, Luc l’avait décidé, elle s’était dit en plein accord avec la devise de la liberté à tout crin. Susan avait tiqué, tandis que je lui demandais si elle s’estimait être libre, et dans le cas contraire, s’il était logique qu’elle soit là à respirer encore. Elle n’a pas répondu, a eu un regard sur le côté et s’en est allée… La soirée avait été calme. Au retour, j’ai repoussé toute velléité de travail pour lire Photogrammes de Victor. Phonétique, rythme ; quelque chose dans les mots qui m’accroche et m’attache. J’ai aussitôt rédigé un mot à son attention. Et dans la foulée, Cave canem de Thierry Derosier que Sébastien m’avait envoyé. « Prends garde au chien. » Il s’agit de la série des chiens dont j’avais vu quelques exemplaires chez Jean, qui m’avait frappé, intrigué. La maquette est épouvantable, mais les textes séduisants, dont celui de Sébastien particulièrement beau. Au matin, j’étais donc en pleine forme pour accueillir Alex. Dix heures trente. Café, cigarette, puis la table qui se remplit de nouveau, denrées, ustensiles, sucre, farine, raviers, moules, plats, saladiers. Il ne s’était pas écoulé une seconde depuis la veille. Pourtant, nous avons eu du mal à nous y remettre. Il nous a fallu une bonne demi-heure avant que les choses retrouvent leur place, avant que muscles, nerfs et sens s’animent à nouveau. Il restait quatre heures à peine avant l’arrivée des premiers invités. De mon côté, je ne me faisais pas de souci : trois gâteaux à cuire et, mis à part le baba qui requiert du soin, de la patience et du temps, rien de bien compliqué : le Gabriel se fait en un tour de main et le Juliette est parfaitement rôdé. Il n’en allait pas de même pour Alex à qui il restait deux charlottes et deux mousses à réaliser, dont une, aux zestes de mandarine, qu’il expérimentait (le sucre liquide à bouillir à 121° !). « Tu n’aurais pas un thermomètre qui monte jusqu’à 121° ? » (Rencontre rapide avec Clara, la compagne espagnole d’Olivier, au concert de samedi¼) Il commence par une charlotte, moi par le Juliette. Très vite, il lui paraît plus raisonnable d’abandonner les macarons qui, de même, exigent un temps très long de préparation. Je n’avais pas branché mon micro ; avais décidé de réserver un 2e disque pour l’après-midi. Alors, flic, flac, la farine et les œufs, ploc, la crème, ting, le sucre, plash, la spatule en bois, puis celle en plastique. « Tu as besoin du sucre ? » « Non, vas-y. Tiens, passe-moi la farine. » Il me la passe, tandis que le four ronronne, le nouveau four de la toute nouvelle cuisinière Brandt DGXL32 métal brossé magnifique ; mais inquiétude au-delà de la contemplation : comment fonctionne-t-il, ce four que je n’ai testé qu’avec le clafoutis dont je ne connaîtrais la saveur que quelques heures plus tard ? Et est-ce que les fabricants de gazinières se sont réunis en colloque pour une réglementation stricte et unique en matière de température et de réglage de four ? J’enfourne mon Juliette, pâte un peu ferme, tandis qu’il entame à peine la seconde moitié de sa première charlotte. « Tiens, goûte ! » « Hm ! » Je referme la porte, nous verse un café à partir de notre nouvelle cafetière italienne (merci Alex), hésite à allumer déjà une seconde cigarette. J’ai un peu d’avance. Que faire ? « Ça va ? » « Ça va. Mais j’espère que j’aurai assez de temps… » Gabriel, baba. Le baba, je le réserve en dernier pour lui laisser le moins de temps possible pour s’affaisser. Et puis ce sera mon second. Le premier était excellent. Qu’en sera-t-il de celui-ci ? « Tu peux me laver ce plat-là ? » « Lequel ? » « Celui-là. » « Celui-là, là ? » « Oui, celui-là. » Aurais-je dû tout de même brancher le micro ? Roman a plus envie de parler que de jouer : de Lisbonne, des écrivains, de mes livres qu’il semble tout à coup découvrir. « C’est ta vie ? » « C’est toute ma vie. » « Maintenant ou avant ? » « Maintenant, avant ; en fait, c’est un peu compliqué… » Mais l’est-ce tant que ça ? Il reprend maladroitement la 3e mesure du prélude, tandis qu’Anne me demande des nouvelles du Portugal, puis me montre les photos prises à Gussignies, et d’autres lors de leurs vacances en Angleterre et sur lesquelles il me semble découvrir un autre pays. Elle me dit à quel point le dimanche des pâtisseries avait été un moment enchanteur… Je lave le plat en question, en profite pour faire toute la vaisselle. Gabriel. Est-ce une bonne idée ? C’est un gâteau un peu quelconque, que j’avais modifié, un peu par hasard, avec succès, quelques jours auparavant. Mais aujourd’hui ? Je sors le moule rond (nom ?), tandis qu’Alex entame sa seconde charlotte, nouveauté de même. Je défourne le Juliette pour lui subsister le Gabriel. Je sors le Gabriel trop cuit (four à maîtriser) tandis qu’il attaque sa première mousse. J’entame la génoise du baba alors qu’il m’initie à la délicate opération de la miction du noir et du blanc. C’est du reste le point de départ de cette idée d’après-midi dessert : le finissage des fontaines, une discussion autour des desserts dont il se disait aussi expert : « Et la mousse ? Tu en fais ? » « Non, je la rate tout le temps. » « Je vais t’apprendre ! » En effet : « Comme ça et comme ça. Tu vois ? Le tout est de prendre ton temps et de les laisser se mélanger. Juste recouvrir, c’est tout. » J’opine tout en faisant monter mes blancs (à la main, tandis qu’il utilise la machine !). Et comme il transvase sa mousse et que j’enfourne mon baba, 14 h 00 sonnent. Ça cuit. Pause. Café. Cigarette. « Je ne vais pas faire les macarons. » Il ne fera pas les macarons. Il pensait à un moment donné s’en occuper pendant l’arrivée des premiers invités. Puis a renoncé. Et comme je sors le baba, doré délicieux qui nous fait nous immobiliser durant un instant, il attaque sa seconde mousse. Sur le petit brûleur, il y avait déjà une casserole dans laquelle chauffait le mélange eau + sucre de canne + rhum. Le mélange chauffe, je remue à mesure. Au point d’ébullition, on doit obtenir un sirop. Mais point de sirop, comme la fois précédente. Faut-il encore attendre ou le simple mélange suffit-il à la dénomination « sirop » ? Je retire la casserole et à l’aide d’une cuillère, commence le lent et délicat nappage de la pâte encore chaude. Pendant ce temps, Alex s’inquiète pour sa mousse qui n’a pas la consistance voulue. Problème avec le chocolat fondu aux micro-ondes dont il n’a pas l’habitude. Susan est appelée à la rescousse qui sait y faire. « Ça va ? » « It’s all right. » Elle rattrape, il termine sa mousse. Il est 14 h 45 et on sonne à la porte. C’est Anne et Roman. On prend un café au jardin, on met la dernière main aux préparatifs, on glisse des gâteaux au frigo, puis d’autres dans le bureau de Susan, on ouvre la porte sur le jardin, on met les verres et les assiettes sur la table du séjour, et on sonne de nouveau : Didier, Fabienne et Boris ; on prend un autre café, et on sonne de nouveau : Paula et Matthew, et ainsi de suite, Thierry et Véronique, tout cela est enregistré, et Francko, Francine, Sylvie et Wanda, puis Black Susan, puis Patrick (à moins qu’il ne soit arrivé avant, en retard quoi qu’il en soit, tout comme Thierry, alors que j’avais parié qu’ils seraient les premiers, comme avant, comme toujours, les choses ont bien changé), puis Cécile seule (son ami existe-t-il ?), Cécile libellule qui me dira être allée à Venise avec son ami perdu puis retrouvé (il existe donc), puis Max, Dany, Thomas, Nicolas, Pierre et Brigitte, et qui encore ? qui ai-je oublié ? et Nathalie sous forme de pensée (pourquoi n’est-elle pas venue ? pourquoi n’a-t-elle pas donné suite à mon message ?), et… nous ouvrons quelques bouteilles, posons quelques plateaux sur la table, le Juliette, le nougat glacé, une première charlotte, délice ; trois desserts, découpage ; mais comment découper entre 20 et 30 parts ? On se débrouille ; dans chaque assiette, on place une part de chaque un peu avachie, les assiettes circulent et les félicitations viennent, surtout pour la charlotte qui les méritait bien ; puis nouvelle tournée, le clafoutis, le délice au café, le baba, les assiettes circulent de nouveau, et voilà Jean-Pierre qui arrive, et de nouvelles bouteilles qui s’ouvrent, et arrivent le tiramisu, le Gabriel, la première mousse et la seconde charlotte, et avec les assiettes, les félicitations et les louanges, toute la compagnie déguste, se régale, et nous le méritons bien, car à l’exception du Gabriel raté et de la seconde charlotte ordinaire, le tout était, sans modestie aucune, un enchantement. Mal fichu, encore. Nuque, lombes, ventre. Je me plains depuis lundi de tous mes maux associés, coalisés, conjugués (à quel mode, à quel temps ?), mais qu’y a-t-il depuis notre retour, sinon le crachin, la grisaille, et cette humidité nordiste qui pénètre jusqu’à la moelle des cellules ; pourtant, à Lisbonne, il a plu  (« Ça vous a plu, Lisbonne ? » « Oui, il a plu. »), mais c’est propre, c’est sain ; là-bas, ça lave ; tandis qu’ici, ça glace, ça souille… Je suis alors sorti pour prendre l’air, et me voilà à la caisse du Furet avec, sous le bras, une méthode de portugais que j’ajouterai à ce qui me semble bien prendre le chemin d’une collection. Une dame me suit qui pose un livre sur le comptoir à côté du mien. Mon regard s’y pose : Marie, ma fille. Je n’en crois pas mes yeux et, comme pour chercher une confirmation (ou une infirmation), je lève les yeux sur elle. Qui regarde ailleurs. Je ressens immédiatement de la colère. Puis de l’apitoiement, à la fois pour l’auteur et pour cette lectrice, toutes deux prises dans l’épuisette de l’émotion gauchie où elles frétillent comme des crevettes en pleine expiration. Si j’avais été le père, j’aurais agi de la même façon, aurais publié un livre, mais à un seul exemplaire et vendu 3 millions d’euros. Ou alors j’aurais diffusé le texte sur Internet. Ça aurait été plus propre. Et puis, c’est bien à cela qu’Internet sert, non ?… Au soir, Corinne est arrivée. Nous ne l’avions pas vue depuis son mariage il y a près d’un an. Elle est resplendissante dans son nouveau rôle de mère, dans sa nouvelle vie en Aquitaine dont elle dit apprécier le climat et la manière de vivre en général. Elle avait apporté avec elle un Médoc de 1998 que nous avons entamé à l’apéritif et qui m’a un peu réconcilié avec le Bordeaux. Joséphine s’est encore chargée du repas, suivi de la vaisselle. Cela fait une bonne semaine que je n’ai plus qu’à glisser les jambes sous la table. On dirait des vacances. Elle a repris le travail, après plus d’un an de post-maternité, dans une société de crédit à Mérignac. Elle dit avoir pris un peu de recul par rapport au monde professionnel. Je la félicite. La décontraction lui sied infiniment mieux que son ancienne frénésie de stakhanoviste responsable. L’un des premiers mots sur lesquels je tombe est « devagar » qui n’a aucun rapport avec « divaguer », mais signifie « lentement »… « Ler devagar », lire lentement, c’était le nom de la librairie branchée de Bairro Alto, à Lisbonne, à deux pas de l’hôtel, où j’ai découvert Listopad. Mais à qui la décontraction ne siérait-elle pas ? J’avais posé le micro sur le piano, mis l’appareil en route au premier coup de sonnette, puis avais attendu le second pour aller ouvrir. C’était Anne et Roman. Puis j’avais rejoint Alex dans la cuisine, laissant le disque à son sort de quatre-vingt minutes de plage ininterrompues, en en oubliant moi-même l’existence par la suite. Je suis en train de l’écouter : on entend Anne et Susan entrer dans le séjour, parler de choses et d’autres, s’arrêter près du piano et, dans l’ignorance de la présence du micro, se mettre à échanger des confidences. Elle a passé la nuit à la maison, est partie tôt ce matin bien avant mon réveil. Pour la remplacer, il y avait Isidore passé pour un projet de traduction à l’intention de Susan. Je suis descendu une demi-heure après son arrivée en me demandant si j’allais faire une apparition ou non. La porte du séjour était ouverte. En descendant les dernières marches, j’ai vu son reflet dans la glace de la cheminée. M’a-t-il vu ? Je me suis glissé jusqu’à la cuisine, ai pris mon petit déjeuner. Je suis remonté aussitôt après. Malheureusement, mon tabac était sur la table basse du salon… Je lui en ai parlé au retour, sans lui révéler de prime abord la manière dont je l’avais su. Elle était stupéfaite. « So, you’re a spy ! » Moi, un espion ?… J’ai enfin la réponse à la question liée à « lusophone » qui désigne le parler portugais : « Os lusos », ouch louchouch, les Portugais, de « Luso », ancêtre mythique ; Lusitanos, peuple qui a occupé à une époque le territoire correspondant aujourd’hui au Portugal. « Je ne fais que passer, je ne voudrais pas vous déranger ». Il a aussitôt embrayé sur le texte de La Trousse suspendu au mur qu’il m’a juré avoir lu en arrivant. Puis est passé à autre chose, tandis que Susan en profitait pour s’éclipser. Je me suis assis, ai entamé ma cigarette en pensant à mes projets pour la journée. Susan a sorti le chien, puis nous a rejoints. Il a parlé d’Orwell, puis d’un certain Patrick Leigh Fermor. De Gide aussi, et de son Retour de l’URSS dont il pense beaucoup de bien et que je n’avais pas aimé. Je ne lui ai pas dit, il n’aurait pas entendu ; mais lorsqu’il a mentionné Orwell, qui d’après lui, avait eu bon nombre de prémonitions, je n’ai pu faire autrement que de lui faire part du dégoût qu’Animal Farm m’avait inspiré, que je trouvais médiocre, frauduleux et insidieux, et auquel, à tout prendre, je préférais Walt Disney. Je m’attendais vaguement à ce qu’il me demande pourquoi. Non. Pas de discussion. Il poursuit sur sa lancée. Il est parti deux heures plus tard. « Je suis bavard, comme d’habitude », a-t-il conclu. Qu’il en ait conscience change-t-il quelque chose ? Il nous en est resté pas mal sur les bras, c’était couru. De même pour les boissons. Mais rien n’était perdu. Le lendemain, nous partions pour Lisbonne, Joséphine et Paul rentraient dans la nuit et Jake devait arriver le mardi. Ils nous ont assuré que rien ne serait jeté. (Mon Dieu, j’ai oublié Caroline !) J’attrape Into the looking-glass wood où Chesterton cité dit : « Vingt millions de jeunes femmes se sont dressées dans un même ensemble pour crier : “ On ne nous dictera pas notre conduite ” avant de reprendre leur route vers la sténodactylographie. » Puis Amélie : « Les parents se permettent les plus délicats lyrismes quand il est question de nommer une fille. En revanche, quand il s’agit de nommer un garçon, les créations onomastiques sont souvent d’un sordide délirant. Ainsi, comme il était on ne peut plus licite d’élire pour prénom un verbe à l’infinitif, monsieur Saito avait appelé son fils Tsutomeru, c’est-à-dire “ travailler ”. » (Il y a un très beau moment dans le 2e disque, les dix dernières minutes où Paula et Matthew, assis très près du micro et dans l’ignorance de sa présence, se parlent à voix basse, douce plage un peu sourde et à la limite de l’audible au premier plan du reste de la salle qui résonne… Le petit espion 2.) Travailler, c’est ce que j’ai fait toute la journée. Au soir, en promenant le chien,  j’ai remarqué une voiture stationnée en face de chez Antoine. Ses feux de position étaient allumés. Elle était large, longue et luisait doucement dans la pénombre. Ces feux-là ne m’étaient pas inconnus et il y a peu de voitures de cette taille. Je me suis approché et au fur et à mesure s’est fait ma conviction qu’il s’agissait d’elle. En effet, c’était bien elle, et qui plus est briquée. Je l’ai saluée en silence et ai passé la porte du garage. Jean, l’ancien propriétaire de la BM, que je rencontre au moins une fois sur deux chez Antoine, s’y trouvait. Bonjour, bonjour. Il me parle aussitôt de la Mercedes qu’il venait de voir rouler. « Elle marche bien, dîtes donc ! » Alors, elle est faite, réparée. Réparée et en outre lavée. « J’ai un stagiaire en ce moment, c’est lui qui l’a lavée. Si ça ne vous dérange pas, je vais la conserver jusqu’à demain soir : je lui ferai faire les chromes. » Mais comment donc ! Voilà, demain soir, je pourrai la récupérer après un an d’immobilisation. Grégoire Motte à artconnexion. Grégoire, comme un fils de Nick Cave qui entre l’art et le rock n’aurait pas pris le rock. Je ne peux rien dire sur Daisy, papillon dans un plan d’appartement, histoires de voisinage, qui m’avait accroché sur le carton d’invitation. Foule, grosse majorité de jeunes gens, voire adolescents, qui comblait l’appartement. Je n’ai rien pu voir et me suis très vite réfugié à la cuisine en compagnie d’Anne, de Françoise et de Susan. Rouge, blanc, avec l’arrivée de Nathalie alors que nous trinquons, Nathalie qui m’apprend qu’elle n’a pas eu connaissance de mon message concernant le dimanche pâtisseries. Qui me demande ensuite mon avis au sujet d’une lettre de présentation pour l’un de ses projets pour Heure Exquise, un petit film vidéo de 11’ en deux plans séquences. Je m’y prête avec joie, corrige une ou deux fautes avant de la lui rendre. « Délicieuse, à ton image. » (L’ai-je vraiment dit ?) Elle dit avoir beaucoup de « choses en tête » en ce moment. La spirale. La spire. Voilà qui m’ouvre un champ d’investigation inattendu. Un système de construction prospère et hardi, un système qui ne serait pas la simple horizontalité ou verticalité, mais une figure qui serait tout à la fois mouvement et tracé. Donc un parcours, un itinéraire. Et la figure de la spirale est tout à fait appropriée : spire, tourbillon, vortex pour le transport irrésistible vers le point du temps. Du coup, je cherche à quoi je pourrais l’appliquer. Journals ? Il est ensuite question d’aller manger des « tartines » chez Morel, l’ancienne boutique de lingerie féminine en face de la Chambre du Commerce, transformée il y a quelque temps en librairie par le fils de la maison avant de devenir ce bistrot. Je n’avais jamais remarqué cette devanture fin XIXe. Plancher, colonnes de fonte. Des vestiges de la boutique conservés. Large espace dans lequel j’ai du mal à imaginer des combinaisons, des nuisettes, des guêpières, des soutien-gorge et des jarretelles. Le premier étage est réservé auquel on accède par un escalier double. C’est chaud, accueillant. Mobilier tables de marbre et sièges disparates de qualité. Au faîte d’étagères subsistent des alignements de livres reliés bon marché. Je remarque un très beau jeu d’échecs sur le thème de la marine, bleu et blanc, marins, capitaines, dauphins, phares. Je m’installe avec cette belle compagnie de dames à une table ovale près du comptoir. Les tartines sont en réalité des petits fours, en quantité et de qualité, mais de peu de consistance pour un estomac normalement constitué. Mais plus aucune trace de mes cervicales, je suis en forme. Parle beaucoup avec Nathalie, puis avec Anne qui est toute excitée à l’idée de son départ pour le Japon vendredi prochain. Je promets à Françoise l’envoi de Kiss me deadly qu’à ma grande surprise, elle ne connaît pas. Le rire sonore et laid d’une vilaine Étatsunienne à l’assurance insupportable fait par instants trembler le joyeux brouhaha ambiant. Mais ou ? En rentrant, je m’installe devant mon écran pour regarder Kiss me deadly, cette fois en DVD. Puis, dans L’intermédiaire des casanovistes, je note cette chose tirée du Lévitique : « tra animali mondi e immondi ». Nous avons ainsi : « mondo » et « immondo », le second ayant le même sens qu’en français, mais d’où il ressort surtout que « immondo », immonde, est ce qui n’est pas du « monde » ! (Il n’est vraiment pas du monde, ce type…) Lendemain, Renaissance avec Cécile et Patrick pour un tarot. Cécile me dit être pratiquement prête pour les deux pièces vocales. Elle m’appellera. Il serait question que Denis l’accompagne et qu’il tienne le piano pour Zita. Tant mieux. « Les seuls animaux pouvant être consommés par les Juifs sont ceux qui appartiennent à un seul élément et possèdent donc [sic] des organes de locomotion appropriés. » ! C’est-à-dire ? Nous prenons l’apéritif sous la tonnelle. Parlons du Portugal, d’Orsay, du Musée de Villeneuve ; Susan de sa traduction sur la Smart, Patrick de ses deux dates d’exposition. Puis nous regagnons le jardin d’hiver qu’il a transformé, ainsi que le rez-de-chaussée, pour l’arrivée d’Olivier qui va occuper sa maison durant son absence. Il partirait le 23. Tout est en ordre, sauf le visa russe qui devrait arriver d’un jour à l’autre. Nous commençons la partie à l’étage avec le soleil qui me nappe le visage. « Un trésor ! » dit Cécile pour qualifier la Renaissance où elle entrait pour la première fois. Quelques notes jetées, un peu molles, distraites, puis nous parlons. Écriture, cinéma. Il me raconte Good bye Lenin. Me demande de classer par ordre de préférence lecture, musique, cinéma, art. Puis arrive Anne. Et alors que nous nous apprêtons à nous y remettre, voici Det l’F qui arrive, passé déposer la caméra qu’il lui prête pour son voyage. Il lui remet en outre une copie de son film de Rostand que Francko n’a pas vu. Il est toujours à la recherche d’un producteur…  Roman est sur le tabouret, moi dans le fauteuil près du piano, un peu avachi. Anne n’est pas seule. La suit une jeune fille. Dans un même ensemble, nous posons le regard sur elle. Et dans le même ensemble, nous frémissons. Ou tremblons. Ou tressaillons. Elle entre, et nous en avons comme le souffle coupé. Elle est brune, elle est grande, elle est belle. Mais mieux que cela, car c’est une apparition. Je me lève. Anne nous la présente : « Olivia. » Nous nous faisons la bise, et voyant son regard se détourner, se porter sur le côté, je pense instantanément à la fille de S*** (comment s’appelait-elle déjà ?) qui à une époque m’avait fasciné et dont elle a la jeunesse, la fraîcheur, le physique, la timidité. Je ne peux en détacher le regard. Roman est tourné vers moi et je le sens comme troublé. Elles passent toutes deux dans la salle du fond, dont Anne ferme la porte-fenêtre. Olivia se tient là, près de la table, gauche, silencieuse. Je porte sans cesse le regard dans sa direction. Un long silence s’installe entre Roman et moi comme si nous ne savions plus comment retrouver nos esprits. Puis la conversation reprend. Puis Anne et Olivia nous rejoignent, s’assoient. Prennent le thé avec nous. Échanges de propos entre Anne et nous. Olivia sourit, en silence. Elle est très timide, mais il y a quelque chose d’autre, d’intérieur et de palpable. Une dizaine de minutes passent ainsi, puis elles quittent la pièce, Anne pour aller chercher Julia, Olivia pour rentrer chez elle, à Tourcoing, ce qui me fera dire à Anne à son retour : « J’aurais pu la raccompagner », ajoutant aussitôt après : « Je plaisante. Jamais je n’aurais pu. Elle m’aurait complètement intimidée. » « Elle aussi, et sûrement plus que toi. » Elle a 18 ans, est une ancienne élève d’Anne. Fille très perturbée qui s’est prise de fascination pour ses professeurs femmes, dont Anne à qui elle envoie des émails tous les jours. Elle est en fac d’arts plastiques à Tourcoing… (L’apéritif, le repas, les interruptions diverses pour discuter : nous avons fait à peine une douzaine de parties ; une nouvelle fois, le tarot semble n’être qu’un prétexte. Comique.) Je fais le découpage des deux disques de Lisbonne en me demandant comment je vais les utiliser. De la même manière que je ne sais toujours pas quel sera le deuxième hors-série de l’année : écrit ou son ? Je reçois Le petit soldat DVD, et, d’Amanda, un gros morceau de traduction, le formulaire interreg du projet des miroirs : start-up, optimiser, initier, top. À livrer pour vendredi matin. Du coup, j’ai pris ma journée de demain. Je ne veux pas courir. Pas de hâte !… Se hâter tue… Pas le goût à l’écriture. 15 h 00, CRAM, ciel immaculé. Il y a quelque chose qui ne passe pas, sans doute le Gamay avec la carbonade de joue de bœuf à la Tongerlo que j’ai avalée ce midi avec Alex. J’étais passé le voir à son atelier chez Métallu. Il m’a proposé d’aller manger un morceau. Je ne mange pas le midi, j’avais peu de temps, mais je ne me voyais pas le lui refuser, ni ne pas partager ce moment avec lui. Il m’a emmené dans un lieu de prédilection, une brasserie avenue du maréchal Foch. « Tu sais que c’est l’un des derniers et qu’il n’y a plus eu de maréchal après Pétain ? » C’est ce qu’il m’apprend alors que nous nous installons près de la baie vitrée. Nous testons le Gamay glacé tout en parlant de Venise et de Lisbonne (moi), de Susan (lui et moi), et principalement de son travail (lui), période de lassitude et de saturation qu’il traverse en ce moment. « J’en ai un peu assez de faire de la déco, de souder, de plier, d’avoir toujours les mains sales, de me prendre des trucs dans la figure et dans les poumons. Sans compter tout le temps que je perds parce que je ne peux me payer les machines adéquates. Parfois, je me vois bien dans un bureau à ne m’occuper que de la conception. Dessiner, concevoir, et puis tout envoyer à des assistants qui se chargeraient de la sale besogne. » « Oui, mais en même temps, tu aimes ça. » « Quand c’est pour moi ou pour des amis, ça va, mais c’est la déco qui m’ennuie. » Il a dit : qui m’emmerde. « Et c’est la déco qui te fait vivre. » « Ben oui… Et puis, en fait, je n’ai pas la moindre envie d’avoir des assistants, d’avoir à déléguer des boulots. À me transformer en petit chef. Ou alors il faudrait avoir un associé. Pour partager, pas pour déléguer… » Mais le confit de canard le remet d’aplomb. Je m’en veux un peu de n’avoir pas prévu plus de temps, d’être obligé de précipiter les choses pour ne pas revenir en retard au boulot… Je lui ai remis une copie sur cassette des deux disques de la « cakeparty ». Ne pas le voir durant cinq ans et depuis une semaine ne plus pouvoir passer un coin de rue sans tomber nez à nez avec lui. Gabriel. À croire qu’il le fait exprès, qu’il m’épie, me suit. Tout à l’heure encore, alors que je passais devant le tabac rue Masséna. Il en sortait, avec son éternel blouson noir, son éternel pantalon noir, et ses gants noirs, et ses chaussures noires, et sa chemise à rayures grises achetée Oxford Street avec une pseudo Londonienne et qu’il conserve je ne sais comment dans un état parfait, et, pour parachever, ses lunettes noires au-dessus de son invariable sourire. « Tiens, tiens. » Il a alors sorti un porte-cigarettes, en argent massif, superbe, auquel je n’ai pu faire autrement que de concéder un regard tandis qu’il en extrayait une roulée. « Je devance les événements. Mourir pour mourir, autant que ça soit en esthète. » « Bravo ! » « Tu devrais en faire autant. » J’ai sorti le mien. « Bravo ! » « Et qui parle de mourir ? » « Exact » Et il a enchaîné sur sa dernière fausse aventure, une altiste polonaise de Budapest à qui il aurait promis une place dans l’Orchestre de Lille.  Des couvreurs sur le toit des voisins qui tapent du marteau depuis ce matin. Journée lente, calme, malgré tout, où je n’ai rien fait de particulier. Réparation de la porte de la douche qui doit être faite depuis près de trois ans. Lecture, suite de Sostiene Pereira qui me réjouit. J’en parlais justement hier avec Rémy, lui parlais de Lisbonne, de l’étonnante découverte du livre de Listopad chez Ler Devagar, puis de Venise et de la confusion entre le portugais et l’italien et de mon désir de me remettre un peu dans le bain de la langue, et de là, du choix aléatoire d’un texte italien dans la souffrance ; il y avait trois Tabucchi, mais aussi quelques autres auteurs, disséminés, dont Moravia ; j’avais pris un Tabucchi ; ce pour découvrir dès les premières lignes que l’action se situait à Lisbonne… Au plaisir de la coïncidence s’est ajouté celui de retrouver au fil du texte des lieux connus, traversés… Pour ma part, je lui ai raconté mon incroyable rêve de cette nuit où je me faisais couper les deux jambes pour me retrouver avec deux prothèses cliquetantes qui ne m’empêchaient en rien de me déplacer à mon aise et dont la présence ne m’affectait pas plus que ça. « C’est la seconde fois que je fais ce rêve. Je l’ai eu en tête toute la journée en ne pouvant faire autrement que de le rapprocher de la “ fascination ” pour le fauteuil roulant que je traîne depuis tant d’années, et d’y voir comme une prémonition… » « Moi, je ne te vois pas en fauteuil roulant. » « Moi non plus, mais quand j’y pense, je me dis qu’en définitive, la seule chose qui m’ennuierait, c’est de ne plus pouvoir accéder à mon grenier. » Puis j’ai fait du rangement dans mon bureau. J’ai en outre préparé quelques livrets pour Laurent qui m’avait dit vouloir s’abonner. En en feuilletant des exemplaires, je suis tombé sur le rapport de la soirée qu’il avait organisée il y a près de deux ans à la Renaissance. Je n’en avais pas dit beaucoup de bien. Je me suis demandé si je devais le lui envoyer, celui-là spécialement, ne serait-ce que par malice (ou par simple honnêteté). Finalement, j’ai eu la lâcheté de ne pas le glisser parmi les autres. Je crois bien que c’est de la lâcheté… Paul est passé il y a une demi-heure pour faire un nouvel essai sur mon ordinateur en déroute. Ça ne marchait pas mieux, il est parti travailler. Qu’est-ce que je peux dire ou faire sans casser la moitié de la maison ? J’ai confectionné ma dernière cigarette à partir d’un paquet de tabac où il est inscrit en petites lettres blanches : « fumer provoque des maladies cardio-vasculaires » et, de l’autre côté, « nuit gravement à la santé ». C’est un paquet de tabac à rouler. Ce paquet, à l’instar de tous les paquets de toutes les marques de tabac à pipe ou à rouler, ne porte que ces seules mentions, effectives, lisibles, mais discrètes et qui ne nuisent donc ni à l’esthétique ni à l’éthique. Il échappe encore à la honte. Il échappe encore à la marque mortifère qui désormais souille tous les paquets de cigarettes, cette trace nécrologique au graphisme éloquent, implacable et hideux que tous les fumeurs de cigarettes exhibent sans la moindre gêne, sans la moindre colère, sans ne rien manifester d’autre que l’indifférence la plus complète. Ou la pure inconscience. Ça me met en rage. Francine qui m’appelle pour m’inviter au « pot de départ » de Francko, date du concert auquel j’étais déjà invité par Laurent Rigaud il y a près d’un mois. Tiens donc. Il n’empêche. Concert. J’emporte mon petit matériel. Avant de partir, je fais un ultime essai du micro sortant du sac, le bloque de la manière la plus stable possible afin qu’il fasse totalement corps avec le sac. Nous nous garons rue de Flandre. J’ai avec moi le coffret de la Rue pour Laurent, une bouteille d’Abymes. J’ai à la main mon sac d’où sort « discrètement » la bonnette du micro. À peine sommes-nous sur le trottoir que surviennent Pierre et Brigitte, puis, dans le même temps, Max et Dany, Didier et Fabienne. Tout le monde se gare. Je m’arrête, ouvre mon sac, mets en route la machine. Nous nous faisons la bise, remontons à huit la rue de la Renaissance. Max est bloqué du dos, se fait charrier. Il y a des blagues, des rires, et je prie que tout cela soit bien enregistré. Une heure quinze du matin de lundi : à 22 h 30, le téléphone sonnait, Gabriel. Je viens de raccrocher ! La dernière fois que j’ai eu un appel de cette durée, c’était il y a quelques années, avec Bertrand, spécialiste du genre, appels interminables nourris à l’alcool dont, au bout de la première demi-heure, je commençais à sentir, entendre, et quasiment voir les effets sur son débit et sur ses propos qui finissaient par sombrer dans le pur rabâchage. J’ai eu cette même impression avec Gabriel, à cette différence près que lui ne boit pas (mais est-ce que ça change quelque chose ?). Sur la fin, j’en ai eu assez ; ai coupé court et raccroché. 3 bis, on sonne. Francine ouvre. « Il y a du monde », dit-elle. En effet. Dans le jardin d’hiver, la grande table est dressée qui supporte des amuse-gueule, des boissons. Autour, comblant tout l’espace, une bonne trentaine de personnes. On se marche sur les pieds, on se donne des coups de coude, ma bonnette est chahutée. Je regarde les uns les autres, nous nous regardons : pas la moindre figure connue, et en majorité des jeunes gens qui nous dévisagent comme si nous étions des étrangers. Puis dans le bureau, une vingtaine d’autres personnes, elles-mêmes inconnues, et puis, devant le piano, des instruments, un pupitre. Je cherche du regard Laurent Rigaud que j’ai vu une seule fois, il y a deux ans, lors de sa soirée, et que je ne suis pas sûr du tout de reconnaître. Mais il y a tout de même Stanislas, Stanislas qui m’a tenu d’étranges propos dont je n’ai su dire s’ils étaient de l’ordre de la plaisanterie à un énième degré ou tout simplement ringards. À un moment donné, partant de Tabucchi, nous en sommes arrivés à V***, et comment ne pas relier Tabucchi à elle qui me l’avait fait découvrir ? J’ai commencé à lui raconter la manière dont ça s’était passé quand il m’a coupé net pour me dire qu’il l’avait rencontrée : « C’était en face de Sébasto. Elle était avec une espèce de saucisson qui avait plutôt l’air d’être son petit frère que son compagnon. Mais l’était-il ? Ils se tenaient bien par la main, mais c’était comme si elle trimbalait son gnome dans un jardin d’étincelles. Tu ne l’as pas revue, au fait ? » « Non. » Je l’ai trouvé bien lyrique tout à coup. Nous ne savons où nous mettre, comment nous comporter dans ce lieu pourtant si familier, avec cette sensation grandissante d’être des intrus. Nous passons dans le bureau moins encombré. Prenons un verre, de plus en plus circonspects. Mais j’aperçois Gaby, puis Rémy et Chrysanthème. Et puis cinq hommes se détachent du groupe, vont prendre place devant le piano. Il y a une batterie, une contrebasse, un bugle, une trompette, un saxophone. Je crois me souvenir que Laurent était saxophoniste. Ce serait donc lui. Je m’attache à son visage qui, je dois bien l’avouer, m’est complètement inconnu. Ils prennent place, s’installent. Je me poste contre le bureau de Francko, pose le micro sur une étagère, mets en route la machine (mais est-ce une machine ?). Suivent quelques minutes de flottement, le temps que toute la compagnie prenne place dans le bureau. Et ça commence. Chaque fumeur transporte avec lui sa stèle, sa plaque, son esquisse obituaire, crobar de faire-part qui l’initie tout à la fois à l’aveuglement et à la docilité (mais être docile, n’est-ce pas être aveugle et vice-versa ?) Il avait écrit, dans son message d’invitation : « Si tu n’as rien contre la musique improvisée… » « Improvisée » m’avait fait tiquer. Je sais ce que cela signifie dans l’esprit des musiciens, soit non l’expression d’une musique de l’instant, brute, spontanée, mais l’application de variations autour d’une grille, d’un thème bien établi, c’est-à-dire une musique codée et canalisée. Pas une expression, mais une transmission, une application. Un exercice, comme les T.P. à l’école. C’est particulièrement manifeste dans le cas du jazz bon enfant qui fait le ravissement des foules antibaises où les solos se soldent immanquablement par des salves propres de claps gentiment répétées à l’avance. On est entre connaisseurs, la mélomanie est l’apanage des grandes mosquées/mausolées de la virtuosité endimanchée. Sachant par Francko que Laurent jouait dans une formation apparentée au jazz (le « apparenté » est de moi) et ayant encore le souvenir de la pièce qu’il avait créée lors de sa soirée, je craignais le pire, soit du balancement propre et bien repassé. (À l’écoute d’Edgar après I Villi, que je n’avais jamais entendu de ma vie et que j’ai découvert avec beaucoup de perplexité.) Et puis ça a commencé, et, en quelques notes, l’Art Ensemble est entré, s’est matérialisé devant moi, thème répliqué ou inventé, je n’ai su. Quoi qu’il en soit, l’Art Ensemble aurait pu le jouer, aurait pu l’exécuter de la même manière décalée, déhanchée, fluide et tonique à la fois, de la même manière joyeuse et féroce, de la même manière majestueuse. Pourquoi n’a-t-il pas dit « free » plutôt qu’improvisée ? Mais « free » a-t-il davantage de sens ? Et que puis-je dire qui ne soit pas de la prose convenue qui ne dira jamais rien, n’exprimera jamais rien ? Free, libre, liberté. La pulsion, la frénésie et l’éclatement ? la manifestation du ventre et de l’idée confondus ? l’expansion visible du corps habité ? l’expulsion d’une vague possédée (possédante ?) ? C’est neuf, c’est vieux tout à la fois. Ça existe depuis 40 ans ; Coleman était dans le même état de grâce il y a 40 ans. Eux le font, le refont, et l’inventent tout à la fois, neuf et vieux regroupés et recrées dans le même instant. C’est la musique du non-temps… « Bientôt sur les bouteilles : le vin ronge », dit Francko. Une dizaine de minutes ainsi, puis une seconde envolée, passages somptueux, pour une dizaine de minutes encore. J’exultais. « Et sur les voitures : rouler tue », dis-je. J’exultais. À côté de moi, Max et Pierre discutaient sans leur prêter beaucoup d’attention. À un moment donné, ils s’en sont allés dans la pièce d’à côté, imités par Susan quelques minutes plus tard. Ce qui fait que je me suis retrouvé seul à cette place près du bureau, et c’était comme si c’était pour moi seul que désormais cette musique du diable se déroulait, cette musique qui fait fuir tout le monde, sauf moi qui étais comme coagulé. Mon exaltation s’en est encore accentuée… « Et aimer tue », m’a dit l’autre jour Gabriel au téléphone. Fin du 3e, entracte. Quelques personnes s’avancent vers les musiciens. Congratulations. Je voulais y ajouter des miennes, besoin pressant de le faire, ce qui ne m’arrive jamais. Voulais aussi adresser quelques mots à Laurent. Mais lequel était-ce ? Quelqu’un a dit « Laurent » en s’adressant au sax. Je l’ai imité, me suis présenté, puis ai formulé je ne sais comment des félicitations, avant de m’embrouiller, de m’enrayer. Et d’ajouter que j’avais ses livres, que je lui remettrais plus tard, à la fin du concert. Je suis allé prendre un verre, ai longuement discuté avec Rémy et Chrysanthème, Chrysanthème qui m’a adressé quelques mots de grec devant lesquels je me suis trouvé comme un ahuri : pas le moindre mot qui me soit venu à la bouche, et encore moins à l’esprit, et s’il y en a eu un, il était en portugais. Elle a réitéré, j’ai secoué la tête. De là, la discussion autour des langues, de Lisbonne, du portugais. Rémy est maître de conférence (mais un maître sans poste, qu’il attend toujours ; pour l’heure, comble, Rémy est au RMI) ; Chrysanthème est au CNRS, poursuit en parallèle ses recherches sur le génitif. Nous parlons, je les regarde, et je pourrais dire que je les contemple tant ils sont dignes de contemplation, tous deux pétillants de simplicité, d’intelligence et de douceur, qui ont à peine la trentaine et que j’ai toujours connus ensemble, comme s’ils étaient nés d’un même berceau doré voué au culte de la bonté et de l’humanité. Nous nous sommes promis de nous contacter pour parler grec, ou, pour le moins, pour en parler. « Oui, oui, je vous rappelle ! » C’était à la fin du concert. Dans l’attente, j’emmagasine mes paquets vides. Retour, préparation du repas tandis que Joséphine confectionnait un gâteau pour l’anniversaire d’Atou. Lapin. Paul qui passe, qui me demande la permission de regarder à mon ordinateur pour tout remettre en ordre. « Pourquoi me demandes-tu la permission puisque tu le fais quand je ne suis pas là ? » « Mais tu as changé ton mot de passe. » Je lui donne le nouveau : SANPOLO. « Dans une heure, tout est réglé. » « C’est ça. » Après le repas, il remonte. Vers 23 h 30, il part avec Joséphine chez Atou. À 3 h 00, lorsque je vais me coucher, je découvre l’ordinateur allumé avec un message « d’erreur fatale ». Je l’éteins, le rallume aussitôt. Il affiche le même message. Tension. Me couche. Pas moyen de m’endormir. Vers 4 h 00, j’entends du bruit, puis mon ordinateur qui se met en route. Je me lève, passe la tête à la porte de mon bureau. Il y est. « Qu’est-ce que tu fais ? » « Faut bien que je finisse. » « C’est ça. » Je me recouche. Me lève, descends fumer une cigarette. Je l’entends qui gagne sa chambre. Suis remonté me coucher. Il devait être 6 h 00 lorsque j’ai fermé l’œil… Que vais-je aller faire à Venise ? Pascal qui me demande au café si j’ai quelque chose en vue ou si je vais improviser sur place. Mon envie de lui répondre : « Je n’ai rien à faire à Venise ! » Comme un fait exprès, un stand « Viva Italia » à V2. En guise d’illustration, bien sûr, une gondole. Comme si Venise était l’Italie. À la fin du concert, j’ai rejoint Laurent et nous sommes montés pour nous installer dans le petit salon, avons longuement parlé. Il m’a dit à quel point il était heureux de cette soirée, de la musique qui s’y était faite, de ces musiciens, très jeunes, du Conservatoire, qu’il venait de rencontrer. Il m’a parlé de sa relation à la musique, à l’instrument ; de son aspiration à une musique objective ; de son intention d’entamer un journal musical. « Francko t’a parlé de moi ? » « Je ne sais rien de toi. » Alors, je lui ai tout raconté, mon propre Journal musical, les Journals, les publications, la musique, le mini-disque, le Journal sonore. Il m’a parlé d’écriture expérimentale, de Claude Simon, de Perec, de Roubaud. Je lui ai remis le coffret. Il m’a dit qu’il allait s’abonner. Il a semblé touché par le fait que le coffret soit le prototype de la vitrine – le dernier qui me restait – et qu’il porte des annotations de la main de Francko ; touché aussi par le fait que les livrets soient dédicacés. Il m’a dit l’effet qu’avait produit sur lui Le maître et Marguerite dont j’entends parler depuis si longtemps. Il m’a dit qu’il fallait que nous nous rencontrions de nouveau. J’ai acquiescé. Francine a obtenu le poste à l’ARIAP. Responsable de la communication et, si j’ai bien compris, des expositions. Elle signe la semaine prochaine. Voilà exactement ce qu’il lui fallait. Elle travaillera avec Olivier et Marie-Jo. « Ils n’ont pas fini de trembler », m’a dit Gabriel en riant. (Au début du second disque qui correspond à l’entracte, il y a une conversation entre Susan et un homme, qu’au départ j’ai cru être Olivier ; mais Olivier connaît suffisamment Susan pour ne pas lui poser les questions d’usage entre deux inconnus. Qui est cet homme ?) J’ai eu une longue discussion avec Paul au sujet de mon ordinateur et de la nécessité de le mettre à jour, de l’améliorer afin de résoudre définitivement tous les problèmes. J’ai acquiescé à tout, décision que j’avais prise en fin d’après-midi, celle de tout accepter et de tâcher au mieux de ne plus me ronger les sangs pour des choses qui, au bout du compte, n’avaient pas d’importance. Be positive. Il m’informe de même qu’il a installé un second disque dur. Très bien, j’y mettrai toute la musique qui exige énormément de place. Réconciliation donc. Nous fumons le calumet à l’aide du narguilé que Joséphine a rapporté d’Égypte et auquel tout le monde pompe allègrement, excepté moi qui ne goûte guère cette manière de fumer. Repas. À la suite duquel je consulte le cadeau de Susan et de Joséphine, acheté chez Emmaüs dans l’après-midi, Venise, bel ouvrage de 1941 aux multiples illustrations noir et blanc légèrement bleutées. L’accompagnait une nouvelle boule à thé…  Je me suis couché tôt avec la méthode de grec que j’ai survolée et Tabucchi dont je n’ai pu lire que quelques pages. Dodo. Lever 8 h 30 pour aller déposer au laboratoire un flacon de fluide intime. Résultats samedi matin. Passage à la Renaissance pour faire écouter à Francko les premiers essais du Journal sonore dont la première version avait mystérieusement disparu de la pochette que j’avais remise à Susan. Je n’avais donc que Balnéo seul. J’étais à peine assis que Gabriel est arrivé, et qui, tandis que le disque passait, n’a pas arrêté une seconde de parler. Il s’est levé à l’instant même où il s’achevait et s’en est allé. Je jurerais qu’il l’a fait exprès. Il a reçu son visa russe ce matin même et part lundi pour revenir dans trois mois. Je pars demain après-midi pour revenir lundi dans la nuit. Nous nous faisons nos adieux. « Joyeux Noël et bonne année. » R*** qui me demande : « C’est de moi que vous parlez dans le dernier journal ? » Il sourit. « Je ne crois pas, non. » « Si, vous mentionnez un Pierre R***, médecin. » « Il ne me semble pas ; dans le dernier, vous dîtes ? » Mais quel est le dernier, et que contient-il ? Entre celui qui vient d’être fait, celui qui se fait et celui qui est à faire, c’est la confusion la plus complète. Il se lève, et tandis que je pense au rêve, passe dans la pièce d’à côté pour revenir avec l’exemplaire dont il me montre la première page où je parle de la soirée chez Max et Dany où nous rencontrons pour la première fois Pierre et Brigitte. En effet, Pierre R*** est médecin. Il embraye sur une anecdote à propos de Guitry : Guitry qui dit à Yvonne Printemps qui le cocufiait allègrement : « Lorsque tu seras morte, on inscrira sur ta tombe : Enfin froide. » « Et sur la tienne, on inscrira : Enfin raide ! » Maman qui, au téléphone, tombe généralement sur l’agent de maîtrise, avec qui elle discute un moment, à qui elle raconte ma vie et parle de mes écrits. Et lui qui lui demande : « Et est-ce qu’il écrit sur la CRAM ? » Elle m’assure qu’elle ne lui a rien dit de précis. Je suis sûr du contraire. Il me dira aussi, ce que je n’arrive pas tout à fait à croire, que Guitry avait des nègres, dont Allais. Mais il doit se tromper, car il parle des années trente et Allais était déjà mort – il faudra que j’en touche deux mots à Jean-Stéphane. Aéroport de Charleroi, 17 h 30, la cafétéria. Je pense à l’instant que j’ai oublié de laisser un mot à Susan. Mon sac et mon parapluie sont enregistrés et partis dans la soute. Avec moi : mes gants, Tabucchi, et un sandwich au thon¼ Je ne ressens rien de particulier à me retrouver seul ici, mais en même temps je m’attends à tout instant à ce que Susan surgisse. La familiarité du lieu joue aussi. Mais, à la réflexion, et à la vérité, je crois que le plus étrange sera de me trouver dans ma chambre seul. Il pleuvait à verse, j’ai déposé Joséphine à la gare de Roubaix. Elle m’a demandé si j’étais content de partir seul. J’ai dit que je n’en savais rien. Paul m’a demandé si « j’avais des plans » pour ces trois jours. Non, je verrai bien. Mais il y a tout de même Murano que j’aimerais voir de plus près, et Giudecca que j’aimerais véritablement explorer, et le Nord, et Torcello, et les îles entre Murano et Burano, et l’Ouest de Lido, et Guggenheim. Et puis j’aimerais trouver quelques bouquinistes¼ Molte cose, in fatto.  J’ai laissé mon Zippo dans mon sac, ai acheté un briquet jetable. Le type à la caisse était italien. Je me suis dit qu’il serait bon que je m’adresse à lui dans sa langue : « Buongiorno. Un accendino, per favore. » Je ne l’ai pas fait¼  (Je note cette bizarrerie en portugais : « procuro » qui signifie « je cherche » alors que l’étymologie et le sens français qui en est issu, c’est plutôt « aider à trouver »…) Cet endroit est sordide. J’y fume ma 5e cigarette. Je compte peu depuis quelques jours. Je crois que je ne compterai pas durant ces trois jours¼ (Attention à la confusion entre italien et portugais !) Je m’en veux de n’avoir pas pensé à laisser un message à Susan. J’appellerai ce soir de l’hôtel, même si elle est couchée¼ Une Étatsunienne à une table voisine ; un couple d’Anglais en face. Comment des Étatsuniens peuvent-ils se retrouver à Charleroi ?¼ Puis une sorcière oubliée dans une vitrine : « Happy Halloween Shopping ». (Demain, mon père aurait eu 79 ans…) Je suis à l’avant, près du hublot ; à ma gauche, un couple de Wallons. En cas de piqué, voici l’ordre d’écrasement des personnages : le pilote, une hôtesse, et puis moi¼ (« Péquenot » ai-je pensé tout à l’heure, adressé à Maurice. Et aussitôt après : « pequeno », portugais, qui signifie « petit »… Même racine « pekk », soit « petit », que « pékin, péquin », de l’argot militaire, qui désigne un civil…)  Quel effet cela me fait-il de me rendre pour la 4e fois à Venise ? Mais suis-je véritablement attiré par Venise ? N’est-ce pas une autre coquetterie ? (Associés : le « piccolo » italien et « pequeno » espagnol.) L’Irrésistible. Coin de l’Avenue des Nations Unies et de la rue St Antoine. Il y a eu la Brasserie des Nations Unies, puis la Gazelle des Nations Unies ; aujourd’hui, c’est l’Irrésistible, troisième établissement en cinq ans après les deux précédents qui ont lamentablement capoté. C’était le jour d’ouverture. Nous avons décidé de faire honneur au quartier. Sur le trottoir, face à l’entrée, nous trouvons une allée constituée de deux rangées de trois vasques où brûlent des bougies. Touchant. Il est 19 h 30, nous sommes les premiers. Nous aurions aussi été les derniers s’il n’y avait eu trois amis des patrons qui plus tard se sont installés. Intérieur à dominante jaune. Doré, beige, léger orangé ; mobilier frais en direct de chez Casa, voir le prix resté sur certaines serviettes. Maisons du monde, disait Susan. Vol de nuit, je ne vois pas grand-chose. Je survole distraitement Tabucchi, tel l’avion les Alpes. Le couple de Wallons se querelle gentiment. Je pense à nous. Un jeune gars d’à peine 30 ans, elle de même, couple de type maghrébin. Il y a une serveuse derrière le comptoir. Sourires, affabilité, attention, prévenance. Nous sommes les tout premiers clients de ce restaurant. Un verre de champagne est offert. La carte se présente comme un livre, en papier recyclé, qui provient sans doute de chez Nature et Découvertes. Je pense tout à coup à la soirée au restaurant corse, à quatre, comme hier, petite famille dont je suis le faux père qui, parfois, se surprend à penser comme s’il était le vrai ; drôle de sensation à ces moments-là, de contentement, de petit bonheur. C’est un peu ce que j’ai ressenti cette après-midi alors que Paul mangeait dans la cuisine et que nous parlions d’ordinateurs, de programmes, de progrès technologique¼ À présent, le couple de Wallons échange quelques mots avec un ami placé ailleurs. Je découvre que ce sont des marathoniens. Le marathon. Je vais tomber en plein marathon, comme l’année dernière ! Qu’est-ce que je suis venu faire exactement ? Expérience. Mais de quoi ? J’ausculte l’intérieur pour voir ce qui s’y passe. N’y trouve rien de particulier. J’ai découvert mon nouvel ordinateur ce matin, version XP louée par Paul qui ne jure plus que par elle ; la page d’accueil porte mon prénom à côté d’une vignette présentant un jeu d’échecs. Ç’a m’a touché. Plus tard, je l’ai remercié, mais il m’a dit qu’il n’y était pour rien, que c’était livré avec le programme. Quatrième fois. Tout m’est familier autour de moi, comme le petit lotissement à ma gauche que j’ai vu petit à petit se construire et qui aujourd’hui est achevé. Je m’approprie la Vénitie¼(Par la fenêtre d’un étage : la tête d’un homme de dos, assis, et à sa droite, le sommet de l’ouverture d’un tuba¼) Le bus ne s’est pas arrêté à la gare de Mestre, il a pris un autre chemin. Du coup, j’ai été pris de court et me suis tout à coup retrouvé à côté du train avec au loin les lignes des lumières de la lagune, Lido. J’avoue qu’à l’approche de la ville, j’ai eu un petit battement de cœur supplémentaire. Piazzale di Roma. Je suis descendu du bus et comme un véritable Vénitien, ignorant mes congénères un peu perdus sur cette place où ils posaient sans doute les pieds pour la première fois, je me suis dirigé d’un pas assuré vers le Ponte ? dont je ne parviens jamais à me rappeler le nom. Il y avait une queue imposante à la caisse des vaporetti, sans doute l’arrivée d’un train, sans doute celui que nous venions de dépasser. Je suis entré dans le snack du pont, le premier endroit de Venise où Susan et moi étions entrés la toute première fois. J’y ai pris un panzarotto e un vino bianco. Lorsque le garçon m’a dit « hot », j’ai dit « scusi ? ». Il a rectifié : « Caldo ? » « Si, caldo ». Il faudra bien que les Vénitiens se décident un jour à parler leur langue. Mais à l’aéroport, la dame de la caisse à qui j’ai parlé en italien m’a répondu en italien¼ (Les « sans doute » qui font la nique aux « peut-être ».) Je pense à Tchiopère  que je suis allé voir hier, qui a l’air fatigué et dont le visage s’est un peu empâté, empâtement qui n’est pas celui du bon vivant et semble rapporté sur son petit corps fluet et électrique. Il travaille trop. Mais il est toujours aussi jovial, gai, aimable. À présent, plus d’hésitations : il me tutoie, avec de temps à autre son fameux « tchiopère » tandis qu’il m’ausculte les jambes, me demande de mes nouvelles, déplore en souriant l’importance de sa clientèle qui, à l’époque où il habitait Lille, l’obligeait souvent à passer la nuit dans son cabinet. Il m’a assuré que tout allait bien en ce qui me concernait. (Italien en italiques). En effet, tout va bien. Automobile, aéroplane, autocar, vaporetto. Je suis à l’intérieur. Il fait frais. Je pense à Susan qui serait restée à l’extérieur, pour jouir du vent, du frais, des petits signes des palazzi à son passage. Apparemment, il n’a pas plu. Il fera sans doute bon demain¼ Le vaporetto est plein. Des Vénitiens malgré tout. Les seules voix qui dominent le bon gros ronron du moteur hors d’âge sont celles d’Étatsuniens. Comment les Vénitiens font-ils pour supporter, ou ignorer ce bain constant ? Ou pour le moins, pour s’en accommoder. Des Allemands à côté de moi, des Anglais à présent à ma droite. J’ai beau faire, ce tourisme envahissant m’agace prodigieusement. Je n’habiterai jamais Venise¼ Remontée du Grand Canal. Je me sens un peu comme chez moi. Sensation d’un retour après une longue absence. Ça aide sans doute beaucoup au fait que je sois seul, encore que, d’une certaine manière, elle soit là tout de même. Je n’ai toujours pas répondu à Michel B***. Sa lettre est arrivée il y a trois mois ! J’ai rédigé ma réponse au crayon gris dès le lendemain, puis ai remis au lendemain la copie au propre. De lendemain en lendemain, le feuillet en est venu à faire partie intégrante de mon cahier auquel, joint à mes brouillons de traduction des poèmes de Pat, des notes pour la présentation du Journal musical et de l’index du dernier disque enregistré, elle sert désormais de marque-pages… Je viens de prendre possession de ma chambre de l’Hôtel Reiter a Lido. Un peu stupidement, je me suis imaginé pouvoir retrouver une de nos chambres ; j’avais oublié que j’étais seul et que je ne pouvais avoir qu’une chambre pour personne seule. C’est la 203. Qui donne sur la rue¼ Le réceptionniste est toujours le même. Je lui ai directement parlé en italien, il m’a répondu et parlé en italien. Enfin ! Il m’a expliqué que la chambre était au second étage, que le petit déjeuner se prenait dans la salle à côté entre 8 h 00 et 10 h 00. « Conosco », ai-je dit, je connais, n’ayant pas eu la rapidité d’esprit d’ajouter que c’était la quatrième fois que je venais. Il a eu un petit sourire indéfinissable. Mais à la vérité, je crois que c’est lorsqu’il m’a remis un plan de Venise que j’ai dit « conosco ». Ou les deux ont dû se chevaucher, ou alors ce « conosco » était destiné à la fois à l’hôtel et au plan de Venise (mais j’en ai dix de plans de Venise !)¼ Minuscule. Ma cigarette, septième, est posée sur la rambarde du balcon. Le bistrot en face est ouvert. Je pensais y aller prendre un café avec ma cigarette, puis ai renoncé. Je crois que je n’ai pas envie d’y aller seul. Susan et moi y avons pris un verre la dernière fois à notre arrivée¼ Ça m’a fait tout de même une drôle d’impression d’entrer seul dans cette chambre pour personne seule (singole) où un lit pour une personne seule tient le tiers de la place¼ Je pensais passer un coup de fil de la chambre, mais il n’y aucune instruction. J’hésite. D’un autre côté, elle doit être couchée. J’appellerai demain matin¼ Je viens de terminer ma cigarette sur le balcon. Qu’est-ce que je fais ici ? Je ne sais pas. Qu’est-ce que je ressens ? Je ne sais pas.