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Sera-ce qu’il fasse le même temps qu’il y a neuf
ans ?/Comme c’est drôle : il est 23 h 00, comme il était 23 h 00 hier lorsque je
me suis assis au second bureau pour y tirer le cahier, puis le capuchon du
stylographe, puis ouvrir le cahier et y appliquer la plume. Cela fait de même la
deuxième journée que je n’ai pas allumé l’ordinateur, ce qui fait que c’est de
nouveau dans le silence complet que j’écris, deuxième jour que je consacre à des
tâches manuelles, deuxième jour que je suis courbatu, et ce n’est pas fini
puisqu’il y aura demain, demain qui, dans mon programme, devait se passer en
partie chez Thierry, Thierry que j’ai appelé à 20 h 00 pour le prévenir que ce
n’était pas fini, que je ne viendrais pas à la répétition, et qu’il fallait
absolument que je finisse puisque Joséphine arrive demain soir et que sa chambre
est toujours dans le bordel le plus complet./Alex qui m’appelle pour savoir si
tout va bien, si j’étais satisfait de la journée d’hier !/Tout est à refaire. Ça
m’apprendra à aller au plus près et au pressé et à acheter du bon marché (cheap,
n’est-ce pas ?). Ce qui fait que le plafond, malgré deux couches qui m’ont tiré
des larmes, est épouvantable, et que je ne puis décemment lui rendre sa chambre
dans cet état. Alors : demain acheter une autre peinture et refaire ce maudit
plafond et, tant qu’à faire, les murs et le placard. Je passe le détail du
fiasco de cette après-midi qui n’offre pas le moindre intérêt./En a-t-il douté ?
Ai-je paru manquer d’enthousiasme ? Il m’avait déjà posé la question, à
plusieurs reprises, l’après-midi même : « Alors, tu es heureux ? » « Je ne
dirais pas heureux, mais content. » « Que ça ? » « Je n’aime pas le mot “
heureux ”, je préfère “ content ”. » Mais en fait, le mot juste me manquait. Il
est venu de lui-même durant ce coup de fil étonnant : « ravi ». Non, mieux : «
enchanté ». Voilà : « Je suis enchanté ! » Et j’ai renouvelé mes félicitations
au maître pâtissier qu’il avait été./Puis nous avons passé la soirée serrés l’un
contre l’autre, comme deux moineaux transis, face à deux mauvais documentaires,
le premier sur la Mésopotamie, le second sur l’Égypte. Auparavant, il y a eu les
actualités glanées au fil des chaînes appelant notre consternation face à
l’inanité et à la bêtise racoleuse dont la bousculade qui aurait causé la mort
prématurée d’une actrice de cinéma (mais toutes les morts sont prématurées).
Auparavant, elle m’avait parlé de son séjour en Angleterre et de son désir
d’acheter une maison à la mer. J’ai dit que c’était une bonne idée, puis, comme
je m’étais promis d’aller me coucher tôt, je suis monté, et, dédaignant
superbement l’ordinateur auquel je n’ai pas même jeté un regard, j’ai survolé ma
souffrance, d’où, après de longues minutes de tâtonnements, j’ai tiré La tête de
l’hydre de Fuentes. Je l’ai entamé dans le séjour avec ma septième cigarette
avant d’aller le poursuivre au lit jusqu’à trois heures. C’était exactement le
type de texte qu’il me fallait, soit du roman traditionnel un peu secoué… Sur le
noir de l’écran où allaient se projeter mes rêves, j’ai eu un sourire en pensant
au réflexe qui immédiatement m’avait fait trouver la signification de
Mésopotamie : mesos et potamos, soit « au milieu de deux fleuves ». Tout n’est
donc pas vain./À 8 h 00, je me levais. À 8 h 30, il entrait dans la cuisine pour
un espresso et une cigarette. Une heure plus tard, nous étions à Géant chacun
muni de sa liste. Au total : trente œufs, deux litres de crème fraîche, 2 kg de
farine, deux de sucre, trois de prunes, et un ananas, et trois plaques de
chocolat à pâtisser et des moules à charlotte, et de là, Nicolas où nous lui
racontons toute l’affaire et lui demandons conseil pour une cakeformance devant
régaler quarante personnes : « Vouvray, Crémant de Loire, Côteaux de Cassan ! »
Il est catégorique. Nous repartons avec trois cartons de six que nous déposons
dans la cuisine avant un autre café et une cigarette, avant que je ne place mon
micro dans l’un des éléments tout frais installés et avant, enfin, que nous nous
y mettions./France-Culture toute la journée. C’est bien le seul point positif de
ces journées de bricolage enduites de la perspective du grenier la semaine
prochaine qui m’épouvante déjà. Catherine Deneuve papote avec Laure Adler,
préliminaires à un poète dont j’ai oublié le nom, mais dont je suis sûr d’avoir
déjà entendu les propos (l’être et le « ne pas être », le doute, l’impossibilité
de la vérité ; quelque chose de Juliet sans le désespoir abyssal), puis la
chronique de Jacquart, puis une émission sur Alain et une autre sur les émigrés,
aujourd’hui un Argentin ordinaire, et une autre à propos d’un certain Machado
qui a publié un livre-CD conte pour enfants, et une dernière, agaçante, sur les
mots d’une langue à une autre, héritage, emprunt, etc., du réchauffé, avec une
espèce de fat qui proclamait que la prononciation polonaise est simple, que
c’est une langue facile et qui déplorait en ricanant que les noms propres
étrangers soient prononcés à la française. Il se gausse : « Ah ah, que les
Français sont bêtes ! » Comme si je riais de la prononciation de mon nom et que
j’exigeais qu’il le soit à la polonaise. Un con./Il était 10 h 30. À 14 h 00, je
devais arrêter pour accompagner Susan chez Jaqui et Luc à l’occasion du baptême
du petit Max. Suite donc au lendemain matin, et priorité donc aux desserts
froids à préparer la veille et aux chauds qui supporteraient bien la nuit. Alex,
qui avait abandonné les macarons exigeant une trop longue préparation, a dressé
sa sélection finale : nougat glacé, deux charlottes, délice au café de
grand-mère (la sienne en l’occurrence) et mousse au rhum et aux zestes de
mandarine. Pour ma part : tiramisu, clafoutis aux prunes, baba au rhum, Juliette
et un Gabriel révisé. J’ai commencé par le tiramisu, lui par le délice au café ;
j’ai choisi ensuite le clafoutis, lui le nougat glacé./J’ai dormi un bon neuf
heures. Ce n’est pas pour cela que je me sens mieux. Bizarrement, ma première
pensée en m’agrippant au premier réveil a été pour Monique qui, à 53 ans, est à
la retraite et pétille de bonheur./De la discussion hier soir, les derniers
convives de cette journée radieuse, dans le séjour, autour des tables basses
improvisées : Dieu, la souffrance, la vie et la mort, la notion d’épreuve et
cette réflexion mienne comme une conclusion : « La vie, c’est extraordinaire. »
Qui a fait hausser les sourcils à Wanda : « Pourquoi extraordinaire ? », avant
qu’elle nous raconte, comme si elle y avait vu un lien, Cendrillon à sa manière.
Elle qui m’a raconté ensuite ses randonnées en canoë-kayak sur les lacs
paradisiaques de sa région natale, 15 jours durant avec le bivouac, les lacs de
l’un à l’autre reliés par des canaux, avec l’eau à plus de deux mètres du bord
du fait de la sécheresse cette année. Et Sylvie qui, alors que nous grignotions
des flamkuches, puis du boudin aux pommes de terre posés au centre de notre
bivouac urbain et roubaisien entamera une discussion sur l’événement de ce
week-end, la mère qui avait « euthanasié » son propre fils. C’est du reste, je
crois, de là que tout est parti./Et la seconde, alors que je tendais la main
vers le second sans réussir à l’atteindre, pour le « je » dans le « jeu », le «
am » dans le « game », le « io » dans le « gioco », l’ « ego » dans le « lego ».
(Malheureusement, pas d’ « ich » dans « Spiel » encore qu’il ne soit pas
impossible de l’entendre lorsqu’il est prononcé : « schpil ».) (Et comment
dit-on « jeu » en japonais ?)/C’est après leur départ que je me suis aperçu que
je n’avais plus le moindre brin de tabac. Seule solution : entamer le don de
Bob. Mais devais-je commettre ce sacrilège d’inhaler la fumée des cigares au nom
de la soif de mes poumons ?/Beau, chaud, quoique quelques nuages passent par le
Velux au-dessus de mon bureau. Que faire pour les repousser ?/J’ai moins mal,
mais j’ai encore mal. Aïe cou. À présent, il pleut. Les voisins sont d’un calme
exemplaire. Comme je le disais à Yann qui mangeait dans la cuisine en compagnie
de Susan et d’Émilie : « Il y a peut-être eu une fuite de gaz dans la nuit et
ils sont tous morts. » Comment peut-on provoquer impunément une fuite de gaz
chez des voisins ?/(Et comment dit-on Velux en français ?)/À son retour
d’Angleterre, Susan m’a remis une grande enveloppe de papier kraft : « From my
father » qui vient d’être opéré, est en réanimation. À l’intérieur se trouve
tout son matériel de fumeur : deux briquets jetables dont l’un pratiquement à
sec, des cigarillos et quelques cigares de diverses tailles. « Pourquoi ? » «
Parce qu’il n’en aura plus besoin et que tu es le seul fumeur qu’il connaisse. »
C’était touchant et en même temps terrifiant. C’était exactement comme s’il
s’était apprêté à mourir, comme s’il avait eu la vision de sa propre mort, et je
n’ai pu m’empêcher de relier cet étrange cadeau aux photos prises au Noël
dernier. J’avais tout remis dans l’enveloppe en me demandant si j’allais
l’utiliser ou non, ou, plus justement, si je devais l’utiliser. Superstition, et
là encore, les photos. J’avais déposé l’enveloppe sur le sofa de mon bureau et
il n’y a qu’aujourd’hui que je l’ai prise et en ai vidé le contenu qui se trouve
à présent à ma gauche. Si je l’ai prise, c’est parce que je me suis aperçu que
le briquet jetable que j’utilise habituellement à mon autre bureau avait
disparu. J’ai pensé aller chercher le Zippo au rez-de-chaussée, puis me suis
souvenu de l’enveloppe et des deux briquets qui s’y trouvaient. J’ai tout vidé
sur mon bureau, et, après hésitation entre le plein et le vide, me suis servi du
second. J’ai allumé mon énième cigarette. Je n’ai pas compté, tout comme hier.
Je ne suis sûrement pas loin de dix…/Dixième d’ailleurs en découvrant l’émail
que Francko m’a envoyé : son lexique et sa grammaire de japonais qu’il tient sur
ordinateur, contrairement à moi qui utilise toujours la main et des petits
carnets. Je comptais m’en servir pour imprimer ma dernière découverte : nikki, «
journal intime » quand je me suis aperçu que son lexique ne possède pas le ki
pour « rapporter »./Il y a : un étui contenant un Partagas ; un sachet d’un
assortiment de Jose Gaspar, cinq modèles de différentes tailles ; une boîte de
Hoyo de Monterrey bien entamée ; un petit cigare dont je ne parviens pas à lire
le nom ; un emballage non ouvert de vingt-cinq cigarillos Hamlet. Question :
vais-je les entamer ? Et cette autre : où vais-je les mettre ?…/Après les
cervicales, les lombes. Ça n’en finit pas. Les douleurs commencent à s’estomper.
Mis à part une sortie pour le tabac qui s’est achevée à la Condition Publique,
puis une discussion à table avec Yann et Émilie au sujet de Roubaix, je n’ai pas
quitté mon poste face à l’écran pour la suite de Praha-Lucca. À ma gauche et
devant moi, sont dépliées deux cartes d’Europe d’échelle différente. J’y suis,
avec le plus de précision possible, le périple de mes trois personnages./Parmi
eux, s’étalent mes affaires de japonais : le tome I de Parlons japonais, le
livre des kanji et les quatre carnets que j’utilise quotidiennement et
scrupuleusement tout en me posant la question de leur intérêt puisque j’oublie
pratiquement tout de leur contenu. Je n’y ai pas jeté un œil hier, et je ne suis
pas sûr de le faire aujourd’hui… (Demain, arrivée d’Andrew et de Natacha, puis
de Joséphine et de deux de ses amis !/Tous trois se rendaient à la Condition
Publique. J’ai vaguement promis de les y rejoindre après mon retour du Romarin
pour du tabac. Nous sommes sortis ensemble de la maison, j’ai pris la direction
du café Les Olympiades en en cherchant, comme à chaque fois que je passe devant,
le rapport du nom avec Roubaix. Contre toute attente, c’était ouvert. Je m’en
suis étonné. « Sept sur sept », a clamé le serveur en me rendant la monnaie.
J’ai donc pu y acheter mon tabac et aller directement à la Condition. Je n’en ai
vu qu’une partie, celle de droite à l’extrémité de l’avenue de Beaurepaire où je
n’avais jamais mis les pieds. Je ne sais si le reste était accessible, mais je
souffrais trop pour poursuivre. Il y a une salle à verrière, une terrasse sur le
toit avec des plantes de laboratoire, et, au rez-de-chaussée, un restaurant et
un café assez attrayants, puis quelques autres salles que je n’ai vues que
rapidement. Nous avons pris un verre au café jaune où figurent trois toiles
urbaines naïves qui m’ont très intrigué./(J’ai retrouvé mon briquet posé sur la
quatrième marche de l’escalier menant au grenier, bleu nuit confondu avec le
marron brun du bois.)/Je lis Proust par Sollers, je suis en plein dedans. Et
puis tout à coup j’entends un bruit, bruit d’une tôle qui tombe sur le sol et me
fait sursauter. Je lève les yeux vers l’origine présumée et probable de ce
bruit. Il y a un jeune gars à casquette étatusienne contre la fenêtre au-dessus
de moi, un ouvrier qui auparavant faisait aller son motoculteur dans la pelouse
entre les fenêtres et l’autoroute. Il avait abandonné son engin, s’était
approché de « ma » fenêtre pour propulser je ne sais quel bac contre le sol. Je
ne l’avais pas vu, je lisais. Et jetant son machin qui résonne et me tire de mon
bain, il s’éloigne sans m’avoir concédé un seul regard. Du moins, je crois.
Peut-être ne m’a-t-il pas vu, peut-être du fait de l’angle ne peut-il me voir.
Il n’empêche que ma première réaction outre le sursaut, c’est d’avoir fermé le
livre et de l’avoir poussé devant moi sur le bureau afin qu’il échappe à son
regard. Je ne voulais pas qu’il me voie. Pourquoi ? Ai-je, durant cette fraction
de seconde, senti comme de l’indécence à être là en train de lire tandis qu’il
crapahute avec son truc durant toute la journée ? (De l’abîme entre deux mondes,
le sien et le mien, tout à coup confrontés – où est-il à présent ?)/Mon lundi.
Rentré de Venise cette nuit. À 11 h 00 étions chez un vétérinaire un peu étrange
de Lys pour y déposer les deux chattes. Nous sommes allés les rechercher à 18 h
00, toutes deux désormais stériles et tatouées. Depuis, elles traînent à moitié
groggy, la grise sur le palier du premier, la noire je ne sais où. Pas dehors,
j’espère, d’autant qu’il avait préconisé, après avoir empoché les huit euros
cash pour deux cachets destinés à les remettre d’aplomb et qui, à mon avis, ont
plutôt l’effet de les transformer en plomb, de les garder au chaud. Au chaud ?
Nous sommes rentrés pour constater que la cuve était vide et depuis nous sommes
dans une glacière. Où est-elle donc passée ?/Je l’ai rouvert pour tomber sur ce
passage : « Un peu plus loin, le palais du consulat de France (où il est
scandaleux que l’on ne m’ait pas encore proposé un appartement de fonction pour
développer, à loisir, une beauté de la prose française dont on n’a pas encore
l’idée). » J’ai éclaté de rire. C’est exactement ce que j’aurais pu écrire./Au
retour, nous sommes allés tester les Jardins Pamplemousse, le restaurant de la
forme qui remplace désormais l’ancienne épicerie arabe, là où il y a un an un
ouvrier se fracassait le crâne en tombant du deuxième étage. Ça n’ouvre que le
midi. Antoine y est allé qui m’avait dit que c’était bon et plein à craquer.
J’avais eu du mal à y croire. Et en effet, c’était plein à craquer ! La
nourriture, évidemment, est axée sur les légumes, les fruits, la viande maigre
et transparente. L’intérieur est high-tech et le slogan hardi : « Le corps, oui
; la tête, non ! » avec, en guise d’illustration sur le menu joliment tracé à la
gloire de la santé des cellules et glissé sous les plaques de verre des tables,
une demi-douzaine de fautes d’orthographe. Il n’empêche : il n’y a pas de quoi
casser trois ailes à un poulet. La clientèle est jeune, bien mise et volontaire,
et sort de je ne sais où. Des bureaux et des écoles aux alentours, dit Susan.
Quels bureaux ?/(Alfred m’agace avec son dynamisme, son tonus, sa joie de vivre.
Et puis il fait semblant. Moi, je ne fais pas semblant.)/Pour le reste, j’ai
fait des comptes et me suis attaqué avec joie à une nouvelle traduction : le
football transfrontalier, soit un projet visant à installer les terrains à
cheval sur les frontières, France-Belgique, Belgique-Angleterre,
Angleterre-France. Soleil toute la journée, comme à Venise, avec le même froid,
sauf que ce n’est pas Venise. J’en ai du reste été affligé une bonne partie de
la journée… (Le fuel passe demain après-midi, entre 13 h 00 et 17 h 00. J’aurais
donc une après-midi de libre.)/(Qu’est-ce qui m’a fait croire qu’une semaine
manuelle me ferait du bien ? Après deux jours de labeur, je suis exténué et j’ai
la tête complètement vidée. C’est complètement idiot !)/Nous sommes rentrés
samedi vers 23 h 00. Alors que j’atteignais le palier du premier, elle a surgi
pour aller se réfugier dans la salle de bains. Depuis, nous ne l’avons plus vue…
Le lendemain, j’ai regardé sous la baignoire, puis dans le grenier où elle
aurait pu se faufiler sans que je la voie ; puis dans la dépendance. Avant-hier,
j’ai passé en revue chaque recoin des pièces de la cave, hier de la dépendance.
En vain. Elle n’a jamais franchi le seuil de la porte d’entrée, ni le faîte du
mur du jardin. Elle ne peut être que dans la maison. Mais où ?…/(Il est minuit
passé, Paul vient de rentrer. Il claque la porte d’entrée sans le moindre souci
du sommeil de sa mère. Il fera de même avec la porte de la salle de bains, puis
avec celle de sa chambre. Du coup, je retire mes chaussons, mes petites moufles
et me mets à chanter…)/Les deux jours qui ont suivi son opération, elle ne
semblait pas très en forme. Puis ç’a été mieux et elle s’est remise à manger.
Puis, durant deux jours, elle a refusé toute nourriture. Puis elle s’est remise
à manger et à reprendre ses habitudes, soit se percher sur la tablette du
radiateur de la cuisine ou celle du bassin des vœux. Puis nous sommes partis
pour Rome…/(J’ai réfléchi : ce que j’ai d’étrange en moi depuis quelque temps
pourrait se formuler ainsi : j’ai quelque chose à régler avec ma vie.)/Hier,
alors que je fouillais la dépendance, la chatte grise est entrée pour aller se
jucher sur le congélateur. Je me suis approché et, à tout hasard, ai jeté un œil
dans l’espace qui le sépare du mur. Elle s’y est faufilée, puis s’est glissée
derrière un tas d’objets divers qui comblent ce coin de la pièce. Je l’ai
regardée disparaître derrière une plaque en carton de guingois qui, je ne
l’avais jamais remarqué, retenait le tout. Elle a réapparu de l’autre côté.
M’est venue alors l’idée que la chatte noire, dont l’état se serait tout à coup
aggravé, serait venue là mourir. C’est du reste l’idée qui me poursuit depuis
lundi : celle qu’elle se soit cachée pour se laisser mourir. Peut-on s’attendre
à un tel comportement chez l’animal ?…/Janusz m’avait dit que Françoise savait
tout, qu’elle pouvait tout expliquer. Elle est venue hier et c’est la première
chose dont je lui ai parlé. Elle me dit : « Oui, j’ai le découpage et tout y
est. » Puis ajoute que le film est plié en deux, que la boîte est la charnière,
puis que Lost Highway est construit comme un anneau de Moebius. Un déclic s’est
alors produit : le pli, l’anneau ; et de là, la spirale !… En guise de
pellicule, j’ai pris un calendrier…/J’ai commencé à dégager une partie de ce
coin. Puis, pour je ne sais quelle raison, je me suis arrêté. Pour une part, il
y a ma phobie des araignées. Mais la raison principale était que j’avais peur de
la découvrir dans ce creux en train de mourir…/Je viens d’achever la
transcription des notes de Rome avec ajout de commentaires. J’avais commencé
hier. Interminable. J’avais prévu de consacrer cette journée à Dot. Je l’ai relu
; de nombreuses choses à changer, beaucoup de temps encore à y passer si je veux
obtenir un résultat plus ou moins satisfaisant. Je comptais imprimer cette
semaine. Que faire ? Je crois que je vais bâcler le travail et tout laisser tel
quel. Ne puis-je, de temps à autre, me permettre un peu de relâchement ?/(Non
!)/Mais eux se le permettent bien : Pompéi, « docu-fiction », nouveau genre.
Celui-là est de la BBC. Hilarant. Je me suis assis à ses côtés pour regarder
cette triste débandade, puis pour suivre un accablant reportage d’investigation
sur Michael Jackson mené par un journaleux anglais aux accents répugnants de
juge, de flic, de potentat, tout à la fois./« Devenez chercheur d’or ». Chic.
Nouvelle exposition de la galerie de V2 : de faux cow-boys, une fausse cascade,
du faux or, des vieux bouts de bois, un rodéoïste sur sa vache : culture. En
traversant cela, ému par ce souci insigne visant au rapprochement des peuples,
je songeais à ma prochaine cigarette au retour ; me demandais à quoi j’allais la
consacrer : japonais, lecture, écriture ou journal (les deux se distinguent, on
ne les confondra pas) ?/A-t-elle été psychologiquement perturbée ? Des idées
suicidaires peuvent-elles naître dans la tête d’un animal ?/Puis un documentaire
sur sa transformation, tant mentale que physique. D’une certaine manière,
l’évolution de cette sorte de robot détraqué est fascinante. Et son histoire,
contrairement à ce que l’autre s’échine à nous faire croire, n’est en rien
pitoyable. La métamorphose graduelle qu’il « s’inflige » est fabuleuse. À lui
seul et à son insu, il illustre le principe d’une civilisation, incarne l’état
actuel de la modernité et pourrait être un symbole du troisième millénaire
commençant ; un phare, un indice, une piste pour les décennies à venir.
Parallèlement, son état mental se dégrade (ou évolue ? change, en tout cas). Ces
deux états confondus, en parfaite coïncidence, sont-ils inéluctables ?
Pouvait-il en être autrement ?/ (Du « mystère » [sic] du bracelet et de son
inscription retrouvé dans les scories d’une villa ensevelie : DOMINUS ANCILLAE,
« le maître pour la servante ». En quoi est-ce mystérieux ?)/Et je pense à Orlan
qui, d’une certaine manière, agit pareillement. À cette différence près qu’elle
a un prétexte, une démarche ; qu’elle garde le contrôle et parle d’art. Mais le
fait que lui ne maîtrise pas consciemment sa transformation accroît encore la
fascination. Je crois que c’est cela qui est fascinant : ce qu’il devient malgré
lui…/Thierry est arrivé, nous sommes directement montés au grenier pour nous
remettre enfin aux duos après quelques années d’interruption. Ça n’en finira
donc jamais ! Nous avons bien ri en nous remémorant cette illustre et édifiante
période des répétitions de la rue Manuel dont la seule trace physique est une
succession d’enregistrements dont aujourd’hui je ne peux absolument rien tirer.
Nous avons vu avec quelques difficultés Philippe et Jacques avant de nous
attaquer à Henri/Joël. C’est prometteur, et j’aime beaucoup la seconde. J’ai été
très content de me remettre à chanter, même si m’est sauté à la figure le
constat implacable que ma voix avait encore perdu deux tons./L’état actuel de
son visage touche à la monstruosité. J’attends de voir jusqu’où cela ira ; et
s’il vivra encore longtemps, et si oui, comment il sera dans dix ou vingt ans,
et ce que sera son visage dont le nez frôle l’inexistence.../Au retour de
l’aéroport, nous nous sommes arrêtés à Mouscron, manière de boucler tout à fait
le voyage avec une frite et une bière. Après quelques tours autour du centre de
cette ville invraisemblable en matière de signalisation routière, nous avons
abouti à La Paix sur la place principale. Bondé, animé. Samedi soir. Clientèle
très diverse et gaie. Des familles populaires, dont celle qui s’est pressée
autour de la table à côté de la nôtre ; et puis le couple un peu plus loin, lui
calvitie avec une longue mèche noire qui lui tombait sur le front, couple d’un
certain âge qui de toute évidence jouissait de cette soirée autour d’un plat de
je ne sais quoi qu’ils avalaient avec délectation ; et puis cette fille qui
ressemblait tant à l’une des sœurs de Sylviane. Comme il n’y avait pas de
frites, nous nous sommes contentés de la bière seule, Blanche Susan, et moi qui
découvre l’Augustin, proche de la Moinette, que je trouve excellente et dont
véritablement je jouis avec une portion de fromage./(Non : il est voué à une
mort « prématurée » ; c’est écrit, fatal. Michael est le petit-fils d’Elvis.)/Au
matin, j’ai traîné en robe de chambre entre la fin de Préférer la peau et un
survol du guide sur Rome de Susan, Susan qui s’étonne que je n’accorde
d’attention aux guides qu’une fois rentré. À quoi un guide pourrait-il me servir
sur place ? À La Paix, nous avons eu une discussion autour des compagnies « bon
marché », et de la différence entre Virgin et Ryanair. Elle dit préférer Virgin
et lui faire davantage confiance (mais elle a un petit faible pour Branson : de
l’avantage d’être beau garçon chez les ploutocrates)./Peu de temps après, est
arrivé Rodolphe qui cherche désespérément un traducteur pour la rubrique Aide
d’un nouveau logiciel de scannage de plans : deux cents pages à livrer dans dix
jours. C’est urgent. Je refuse, c’est trop technique. Mais il a déjà mâché le
travail, a un glossaire. Je me ravise. Mais tout cela me tend au plus haut
point. Gros travail dont je n’ai pas envie et que ma « conscience » pourtant
m’interdit de refuser, pour lui qui est dans l’embarras, pour Susan à qui il a
fait en premier la proposition. Son idée en outre est d’utiliser le nouveau
logiciel de traduction de Susan, qu’elle ne maîtrise pas encore, qui ne
fonctionne pas très bien. S’ensuivent des essais, des manipulations qui, routine
de la pratique informatique, gonflent les minutes en heures pour ne pas mener à
grand-chose : je la ferai « à la main » et en compagnie de Word./Une cloque
énorme à mon pied gauche, rapportée des rues de Rome foulées à grands pas des
heures durant. Souvenir. Vais-je la conserver ?/En définitive, il mange avec
nous. Il est de ma génération, est de Rouvroy. Il évoque des souvenirs
d’enfance, auxquels, évidemment, je ne peux lui renvoyer les miens, encore qu’il
y ait celui de la bière de table à la cantine du lycée et à la maison aussi
bien, ce qui époustoufle Susan : « Quoi ? De la bière aux enfants ? » Mais il
n’est pas impossible que je l’aie rêvé. Puis il nous parle de sa vocation ratée
: l’image, le documentaire. « J’aurais adoré faire ça : du documentaire. » «
Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? » « Je suis d’un milieu ouvrier, mon père voulait
que je réussisse, aie une situation normale. Et puis, sans doute que je n’ai pas
rencontré les bonnes personnes. » Il mentionne sa rencontre avec Jean-Paul et sa
bande de révoltés politiques aujourd’hui tous ramollis et banalisés. En effet,
ce ne sont pas les bonnes personnes. « Et maintenant, à 50 ans, c’est trop tard.
» « Pourquoi trop tard ? Si tu es assez jeune ou vieux pour faire ce qui ne te
plaît pas, tu l’es pour faire ce qui te plairait. » Il sourit, un peu
interloqué. « Et 50 ans, c’est un bel âge. L’âge mûr pour faire du documentaire.
» J’ai lancé cela un peu au hasard, pour faire l’intéressant, mais au fond,
c’est vrai que c’est un bel âge pour faire de l’image./« Rok, ce n’est pas six
en japonais ? » « Non, c’est roku. » « Et roku, ce n’est pas les ans en polonais
? »/Il m’a demandé ce que j’avais fait après le lycée. C’était le moment de
tester un inédit : le concentré autobiographique, en ayant à l’esprit de lui
faire sentir qu’il n’y avait pas de fatalité, qu’en définitive, tout résidait
dans le contrôle des compromissions. Il a écouté, avec un imperceptible sourire,
sans me poser la moindre question, sans peut-être s’y intéresser. Susan me dit
qu’il a une vie assez perturbée, sa femme qui l’a quitté, etc., et qu’il est
seul, et un peu triste…/Me voici à la Malterie, cet endroit qui d’ordinaire
m’oppresse, mais pour lequel, bizarrement, je me prends aujourd’hui d’une
certaine affection. Il y a une trentaine de personnes. Je bois un café au
comptoir. Francko arrive, suivi de Frédérick. J’ai mon sac contre mon coude,
bonnette en évidence ; il ne m’est pas difficile d’enclencher la chose à
l’intérieur et d’immortaliser quelques sons. Puis je vais m’installer au milieu
de la dernière rangée des chaises, devant la table de mixage à côté de laquelle
je pose le micro. C’est Entreprise de Main d’Œuvre Sentimentale, deuxième
concert auquel j’assiste. Une petite heure, six pièces dont certaines déjà
présentées à la Renaissance quoique dans des versions différentes. Parcours
tonique et dynamique, d’entente et de cohésion. Unité indéniable. C’est un
groupe, un ensemble et petit à petit un son va se former./(« Il y a âge dans
image, et ima, c’est maintenant en japonais, non ? »)/Neuvième, il est 2 h 42.
Après, j’irai me coucher. Demain, j’entamerai ma sixième journée de congés,
congés durant lesquels je n’ai pas fait grand-chose. Période de transition, sans
doute. Mais entre quoi et quoi ? Je me dis que c’est entre le dernier Rok, suivi
du Journal sonore, et ce qui va suivre, soit Dot qui stagne et qui devrait être
déjà terminé. Je ne fais qu’y jeter un œil de temps à autre. Pas par manque de
conviction, mais par paresse. En même temps, je pense au prochain livre, au
prochain Journal sonore. En exergue du premier numéro, figure : « Je me disperse
trop. » À force de me disperser, j’en arrive à n’être plus que de miettes formé.
C’est vers cela que je me sens tendre… (Tendresse pour la miette.) Je suis
fatigué, ne me sens pas très bien. Dodo. (J’ai en tête de ne pas reprendre le
boulot demain…)/Je me retrouve au comptoir avec Frédérick. Les musiciens ont
disparu, le matériel est rangé et, à un moment donné, bruit dans l’air la rumeur
qu’autre chose va commencer. Je pose la question à la jolie jeune fille dont les
épaules lissent servent de piste de luge à une ratte blanche. Oui, il y a un
autre groupe. Elle ne sait exactement lequel, sait seulement qu’il s’agit «
aussi de free jazz » [sic]./J’ai téléchargé un dictionnaire de kanji. Mais en
anglais et à titre de démo. Ce qui fait que le clavier est anglo-saxon et que
bientôt il va disparaître de mon écran./J’avais remarqué en arrivant un petit
homme assez âgé, l’air digne et porteur d’un nœud papillon qui dénotait parmi le
public habituel de la Malterie. Je l’ai retrouvé sur la scène avec un
violoncelle entre les jambes. À côté de lui s’est installé un autre musicien
muni d’un énorme tuba, et à sa gauche un autre avec un instrument identique de
dimension moindre, et à la gauche de celui-ci un saxophoniste basse et enfin,
pour achever le demi-cercle, un contrebassiste. Je m’étonne de cette formation
entièrement axée sur les graves. Quel son peut-on sortir d’un ensemble aussi
pesant, sans percussion, sans rythmique ? Je suis allé remettre mon petit
matériel à sa place devant la table, ai rejoint Frédérick. Ça a commencé.
Frédérick est allé s’asseoir. J’ai attendu un moment au bar, puis suis retourné
finir ma bière près du micro. Sylvette, à un moment donné, m’a rejoint. Nous
avons échangé un regard, puis elle a exprimé à haute voix ce qui, obscurément,
tendait à se former dans mon esprit : « C’est chiant ! » Nous avons encore
écouté un moment avant de regagner le comptoir où j’ai fini ma bière, où Alex,
l’amie de Sylvette, m’en a payé une autre, et où, au fil de ces sons qui
n’étaient qu’une caricature de ce qu’une musique improvisée pouvait avoir de
pire, elle m’a parlé avec fièvre de leur rencontre, dans une tour catastrophique
à Rouen, avec un chanteur oublié…/Pendant son téléchargement, j’ai fait deux
heures de japonais en jetant de temps à autre un regard sur Rashômon et Les sept
samouraïs au sommet de la pile des DVD en attente à la gauche de mon bureau et
desquels j’ai prélevé hier Made in USA, énième ode à Carina Anna. Sur la
pochette : « Avec Marianne Faithful et Jean-Pierre Léaud » : elle chante As
tears go by sans son Mick ; lui ne fait que traverser muet. Puis Le petit
soldat, magnifique, et hier l’indigent et inutile Pas de lettres pour le
colonel, Ripstein. À quoi sert de faire un tel film ?/Je prépare les anciens
numéros de Journals à l’attention de Sylvette./Laurent m’a apporté son
exemplaire des années soixante de Marguerite pour que je puisse faire une
comparaison des traductions. Il nous a aussi remis un extrait de l’un de ses
projets. Il m’en avait déjà parlé, long enregistrement de solos de saxophone
qu’il ne savait comment utiliser. Il a eu l’idée de les fragmenter et, à partir
de chacun des morceaux, de constituer un mini CD. Il y en a plusieurs dizaines.
Il offre chacun d’eux bellement habillé et personnalisé. Chacun possède un
exemplaire unique, numéroté et signé, d’une portion de l’enregistrement initial.
J’ai le 19, Susan le 20. Je lui envie l’idée./Il est parti à 5 h 00. Le temps de
ranger un peu et de renoncer à la vaisselle, il était 6 h 00. Je suis allé me
glisser dans le lit avec une petite foule de kanji dans la tête. Laurent était
parti deux heures auparavant et de son départ jusqu’à celui de Francko, nous
avons encore parlé du Japon et de là du projet de notre apprentissage de la
langue en commun. (En enfilant sa veste, il a eu quelques mots à propos de C***
; c’était la première fois qu’il m’en parlait. Puis d’un coup, il s’est tu, et
est resté ainsi, le regard dans le vague avec un léger sourire sur les lèvres,
peut-être dans l’attente que je parle d’elle, que je lui pose des questions ; ce
que je n’ai pas fait, retenu par je ne sais quelle espèce de pudeur que je ne
m’explique pas…)/« D*** drinks ! » m’a dit Susan la semaine dernière, mardi
soir, précisément. Le mardi, c’est le jour où D*** vient faire le ménage. Sur
une petite table dans la cuisine reposent les deux bouteilles de saké auxquelles
ni elle ni moi n’avons touché depuis le soir du repas chinois. Elle m’a indiqué
la chinoise dont elle avait remarqué la baisse de niveau. « Tu es sûre ? Tu as
demandé à Paul ? » Ce n’était ni elle, ni Paul, ni moi. Qui alors sinon D*** ?
Mais était-ce imaginable qu’elle, petite Polonaise pieuse et fragile, se
nourrissant de pelures de pommes et d’un demi biscuit, et pour qui l’alcool ne
peut être qu’une cochonnerie sans nom, puisse s’être mise à la boisson et, de
surcroît, le faire chez nous ?/Le Chenin de Laurent ; le Condrieu que j’ai sorti
et qui, à ma grande déception, n’a suscité aucun commentaire ; un Cornas 1994 de
la cave en voie de madérisation qui bizarrement a plu alors que j’ai eu du mal à
finir mon verre et que j’ai remplacé par un St Joseph 1997 de chez Bernard
celui-là parfait. Il était un peu étrange de se retrouver à la maison alors que
nous nous étions tous vus la veille au concert. Au départ, il s’agissait
d’inviter Laurent, Francine et Olivier pour fêter le retour de Francko. Francko
est rentré, du temps a passé, les dates ne concordaient pas et il s’est passé
plus d’un mois durant lequel tous trois ont eu largement l’occasion de le
rencontrer. C’est dire que cette réception de bienvenue avait quelque chose
d’éventé. Ça n’a gâté en rien la soirée, durant laquelle FR3 s’est accaparé tout
de même le gros de la conversation. Mais bon. Ce n’est qu’au terme de mon chou
farci que Francko a commencé à raconter son voyage. Olivier m’a eu l’air mal à
l’aise, un peu perdu, je ne sais pourquoi. Comme intimidé./J’avais fait un
repère sur la bouteille. Aussitôt rentré, j’ai vérifié : il a baissé d’un bon
centimètre. J’ai questionné Paul, puis Susan. Non, ils n’y avaient pas touché.
Alors, qui sinon elle ? Je n’arrive pas y croire, c’est de l’ordre de
l’inconcevable. L’enquête suit son cours./J’ai apporté à maman quelques unes des
reproductions qu’elle m’avait demandées : des Impressionnistes et la Madone à
l’hermine de Vinci que j’avais déjà encadrée. Elle a choisi un Renoir que j’ai
mis sous verre. Nous avons alors passé un petit moment à revoir l’agencement de
ses cadres dans le séjour. Puis elle m’a de nouveau parlé de la croisière à
Venise, six jours en bateau dans la lagune : Venise, Padoue, Chioggia, Murano,
Burano, et excursions facultatives. Il lui serait évidemment impossible de
marcher dans Venise, mais elle pourrait toujours se rendre à San Marco et au
Palais des Doges si, comme je le pense, le bateau accoste près de la Via
Garibaldi ; et elle pourrait toujours prendre le vaporetto, la ligne 1 qui
l’emmènerait le long du Grand Canal jusqu’à la gare et retour, et la déposer
place St Marc. Je la sais assez débrouillarde pour dégoter une quelconque
personne qui l’aiderait./Je suis passé chez Frédérick, cette fois-ci chez lui et
non à son bureau, afin qu’il m’explique les rudiments de Soundforge pour la
conversion de l’analogique en numérique dans le cadre de la confection de mon
CD. Anne, en congé parental, préparait le repas. Il y avait aussi la mère de
Frédérick ; et Adèle, la petite Adèle, dont j’avais complètement oublié
l’existence. Anne a un peu perdu de sa grâce dont Adèle en petite voleuse doit à
présent profiter. Adèle qui crie comme il sied à un enfant d’un an, tandis que
Simon n’a rien perdu de sa vitalité, ce qui fait que la leçon a été
particulièrement mouvementée. Je n’étais pas mécontent de partir : aurais-je pu
supporter une telle agitation autour de moi dans une autre vie en compagnie
d’enfants ?/(Au retour, alors que j’attendais au feu à St Sauveur, deux camions
qui passent portant des éléments de l’affreux Mézières. Où vont-ils emporter ces
cochonneries ?)/La fois précédente, elle m’avait parlé d’aller à Souchez visiter
un moulin restauré et agrémenté d’une cascade, tous deux vantés par le quotidien
local. Nous y sommes allés aujourd’hui pour découvrir un filet dans une auge et
quatre bouts de pierre recimentés. Il était 16 h 00 lorsque nous sommes rentrés.
Je venais de m’installer à la table de la salle à manger afin d’y entamer mes
découpages, les découpages dans le cadre de mes « anciennes » archives de
cinéma, celles-là même que j’ai abandonnées le 12 septembre de l’année dernière.
Il m’en restait un gros tas à terminer avant leur classement définitif dans les
dossiers. Cela traînait depuis des mois et je m’étais dit que cela pouvait se
faire chez maman. Je venais de m’installer lorsque j’ai entendu frapper. Frapper
et non sonner, ce qui m’a intrigué. C’était faible, j’ai cru m’être trompé. Puis
ça a recommencé, un peu plus fort. Je me suis levé, suis allé jeter un coup
d’œil à la fenêtre de devant. Il y avait une voiture dans l’allée, une voiture
qui m’était inconnue. Je suis alors allé à la porte, que j’ai ouverte et qui n’a
révélé que le vide. J’ai dit : « Oui ? » Une ombre s’est inscrite sur la gauche
et il est apparu. C’était Henri…/J’ai posé sur mon pupitre le courrier de J.F.B.
arrivé ce matin et accompagné d’une carte postale représentant une vue de la
Grand-place de Roubaix à la fin du XIXe siècle. Dans le coin inférieur droit :
ROUBAIX LA NOBLE. Au verso un petit historique : Pierre de Roubaix qui fait
construire un château en 1465 et Isabeau, sa dame, un hôpital quelques années
plus tard. Peut-on imaginer que cette agglomération moite ait été un jour
aristocrate ?/Je sèche sur le latin. Je suis désespéré, découragé. Tant d’années
pour n’en arriver qu’à une simple approche, une amorce de compréhension. Mais il
en va de même pour le français. Mon vocabulaire est de plus en plus pauvre,
pauvreté que je lie parfois à une déficience, à une perte irrémédiable d’ordre
neuronal qui n’irait qu’en croissant, et ce que je viens de regarder n’est pas
fait pour me rassurer : Se souvenir des belles choses de Zabou, aujourd’hui
Breitman, histoire d’amour entre deux patients d’une clinique pour malades de la
mémoire, elle atteinte de la maladie d’Alzheimer (à son âge ?) et qui doucement
sombre dans la démence. Terrifiant. J’ai relié ce cas au mien pour en faire une
unique tablette à sucer lentement jusqu’à ma disparition complète./Je l’avais vu
à l’enterrement de son père, il y a un an ou deux ; dix ans s’étaient écoulés
depuis la fois précédente où nous nous étions croisés près d’un stand aux puces
de Méricourt à l’époque de Billy. La fois précédant cette fois-là remontait à la
nuit des temps. Je devais l’avoir vu deux fois en vingt ou vingt-cinq ans. De la
même manière, cela faisait plus de vingt ans qu’il n’était pas passé voir ma
mère, sa tante. D’où la surprise, la mienne autant que celle de maman, même si,
après le décès de Danielle, il lui avait promis de passer. Elle avait prise
cette promesse pour une formule. Mais il était là…/J’avais prévu d’en faire part
à R*** : quels sont les premiers symptômes indubitables de la dégénérescence
intellectuelle ? Mais à peine étais-je assis qu’il m’a demandé : « Est-ce que
votre disque a plus de succès que vos livres ? » Nous en avons parlé durant un
moment. Il m’a avoué ne pas l’avoir encore écouté, m’a demandé si ça pouvait
s’écouter en voiture. Qui m’avait dit l’avoir écouté en voiture, ajoutant que ça
se prêtait étonnamment bien au confinement de l’habitacle ? Nous en sommes
arrivés à la retraite, ce mot qui n’a jamais eu pour moi que des accents de
steppes et de mouvements militaires et qui là, tout à coup, me mettait face au
concret du papier, des dossiers, des trimestres, des points, des droits propres
et de réversion, des formulaires, des rachats, des validations, des rejets, des
annulations, toutes ces choses qui, quoi que j’en dise et bien que je ne leur
accorde qu’une infime part de mon esprit, m’imprègnent depuis plus de vingt ans
et font partie de mon bocal quotidien. C’est de la sienne qu’il parlait, qu’il
compte bientôt prendre. Ce qui m’a étonné. Je l’imaginais très proche de moi en
âge, l’imaginais même sans âge, à mon image, alors qu’en réalité, plus de dix
années nous séparent, et il pense effectivement prendre sa retraite l’année
prochaine. (Depuis combien d’années nous fréquentons-nous ? Trente ?) Je crois
que ça m’a fichu un coup…/Il entre, s’assoit ; je lui propose une tasse de café
tandis que maman est je ne sais où, disparue tout à coup. Il est souriant. Je
cherche sur son visage et dans les intonations de sa voix des traces
d’affectation, de chagrin, et me demande si je dois faire allusion à la mort de
Danielle et, avec une trace de culpabilité au fond de moi, à ses funérailles
auxquelles je ne me suis pas rendu. Mais maman arrive qui s’en charge. Se passe
alors un échange de lieux communs. « Déjà un mois », dit-il, d’une étrange
façon, sans peine visible, comme s’il cédait avant tout à la norme du langage,
aux codes que les circonstances imposent entre les êtres, échange auquel je ne
participe pas car, de la même manière qu’il ne m’a pas été possible de lui
passer un coup de fil, car que peut-on dire à une personne touchée par un décès
qui ne verse pas immédiatement dans l’emporte-pièce, même si l’on sait que cela
la réconfortera, je ne puis entrer dans ce qui, à mes yeux, mes oreilles, sonne
comme un jeu. Alors, je ne dis rien, me tais jusqu’à ce que j’entende maman dire
: « Quand je pense qu’il a fallu un malheur pour qu’on se rapproche un peu. » Le
ton est le même : celui de la conversation et à ce moment-là, elle aurait pu
tout aussi bien parler du jardin ou de sa mise en plis. Alors, je dis : « Il
aurait mieux valu qu’il n’y ait pas eu de malheur du tout et que vous soyez
restés éloignés. » Henri opine. Je ne suis pas sûr que maman ait entendu. Je ne
suis pas sûr non plus que cette phrase ait eu un quelconque poids./9 h 45. CRAM.
Tentative d’écrire les doigts gourds./Puis on passe à autre chose, encore que ça
reste lié puisqu’il s’agit de cancer. Danielle est morte d’un cancer. Alors, il
était tout à fait naturel que la conversation passe par le cancer. Mais déjà ce
n’est plus d’elle que l’on parle, mais d’une chose extérieure à elle, une chose
qui l’a fait mourir, mais qui en a fait mourir d’autres aussi, alors pourquoi
pas elle. Et on passe au recensement : papa, Annie, Bernard et son père, mon
oncle, et d’autres encore qui, du fait de la banalité du sujet, tombent aussi
dans la benne du lieu commun. Et puis alors, de l’un à l’autre, on en arrive à
la famille, et puisqu’il y avait si longtemps qu’Henri n’était pas venu, si
longtemps qu’il n’y avait pas eu de contact entre la tante et le neveu, la tante
le met au courant et passe en revue la moitié de sa vie, et toute la vie de la
famille par la même occasion, les petites histoires, les heurts, les différends,
G***, É***, M***, G*** et ses sœurs, et puis, bien sûr, la maladie, la sienne en
particulier, et on en arrive aux livres, et dès lors, elle ne s’est plus
arrêtée./(Je suis parvenu à écrire « les doigts gourds » !)/« Intarissable »,
comme elle me le dira après son départ. « J’ai parlé beaucoup, je sais, mais
quand on parle littérature, je suis intarissable ! » Littérature. Elle raconte
ce que j’ai déjà tant entendu, son goût pour les livres, la forte impression
qu’elle a produite sur les médecins lorsqu’elle leur disait avoir lu Troyat,
Albertine Sarrazin et Pagnol, et le fait que mon père la considérait comme une
ignare, et puis son goût pour l’Histoire, et puis, bien sûr, et il avait fallu
qu’Henri ait lu un de ses textes sur la tombe de sa femme : Martin Gray. Ah
Martin Gray ! Et de nous raconter toute sa vie, ou plutôt de la lui raconter à
lui car, bien sûr, je suis au fait de tout, lui Henri qui, dès lors, n’aura plus
d’autre ressource que d’opiner en ponctuant chacun de ses mouvements de tête
d’un « hum » régulier. « Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a connu ! Tu
devrais le lire ! » Et se propose de lui prêter Au nom de tous les miens qu’elle
possède en condensé, tandis que je dis : « Je crois que maintenant ce n’est plus
la peine, il l’a lu. » Henri sourit. « Oui, mais je ne le lirai pas tout de
suite, j’en ai un autre en cours. » « Mais, surtout, il faudra me le rendre. J’y
tiens plus que tout au monde ! » « Non, de toute façon, je le prendrai une autre
fois, faut d’abord que je finisse celui que je suis en train de lire. » Lui qui,
quelques minutes auparavant, avait dit : « On a au moins un point en commun, ma
tante : la lecture. Moi aussi, j’aime lire. »/Et : « Il avait l’air d’un
conquistador déchu de ses droits après l’invasion précoce d’une terre sans âmes
dont il avait fait couper toutes les têtes. » Mais j’ai bien peur que cette
phrase n’ait plus le même poids dévastateur qu’hier./Et quoi d’autre ? Henri
qui, à peine assis, avait considéré la pièce et avec un sourire d’enfant avait
dit : « C’est drôle, j’ai l’impression que rien ne s’est passé, que le temps
s’est contracté. » Enfant. C’est ce qui m’a frappé : son visage, ses intonations
de voix, ses expressions, ses propos, comme s’il était encore un enfant, comme
si effectivement rien ne s’était passé et que, d’un moment à l’autre, il allait
retirer de son crâne le film de sa calvitie et le masque de ses plis. Et puis,
sa manière de se rappeler les choses, de me prendre à témoin, les souvenirs
d’enfance, et son sourire à ces moments-là : « Tu te souviens ? » et moi qui ne
me rappelais pas (non : tu t’en souviens !), et qui même, à un moment donné, me
sentant un peu gêné de ne me souvenir de rien, feindrais de me rappeler. « Oui,
je m’en rappelle. » (non : je me rappelle !) Mon enfance est un trou…/Soleil.
Ciel immaculé. Froidure. Quel temps fait-il à Rome ? Quels vêtements choisir ?
Quelle mise adopter ?/Et la manière dont il parlera de son père, de ce que lui,
Henri, a souffert (ça, je m’en souviens !) à cause de son père, à l’époque où,
contre l’avis de son père qui était de ceux, vieille école polonaise (pas
seulement, mais ce sont les références que j’ai), qui estimaient que 14 ans
était le bon âge pour prendre la pioche et la pelle, il avait entrepris de faire
les Beaux-Arts à Douai. « Les bozarts ? » Et alors, l’humiliation, les
remontrances, les railleries, les plaisanteries que chaque jour, au retour de
ses cours, il subissait et qui, je m’en souviens, le faisait pleurer. Et c’est
ce qu’il dit : « Chaque jour, j’en pleurais. Et je lui en ai voulu, et puis, le
temps passant, en prenant de l’âge, je me suis aperçu que je n’avais pas à lui
en vouloir, il ne pouvait réagir autrement, il avait été éduqué comme ça, il
reproduisait ce qu’il avait vécu, et dans son esprit, c’était comme ça, il ne
pouvait penser autrement, il ne pouvait concevoir les choses autrement. »/Ce
drôle de rêve que j’ai fait cette nuit avec une certaine Chantal Nin (prononcer
Naïne) qui s’est ensuite transformée en Liliane, Liliane que je rencontrais, qui
se rapprochait, qui voulait refaire sa vie avec moi !/Ma mère qui, à ma grande
confusion, lui loue mes « multiples talents » (et pourvu qu’elle ne lui parle
pas du livret, et surtout ne le lui montre pas, celui où je raconte
l’enterrement de son père, où je parle d’Édouard !)./Mais c’est l’heure du café.
Étrange chose que cette fidélité au café, qu’il soit du matin ou du midi, qui
fait que je vais interrompre l’écrit là et qui donc est privilégié à
l’écrit…/(Et Carole qui va me dire que j’ai l’air d’avoir 42 ans !)/Et lui qui
parle ensuite de l’absence totale d’affection de ses parents, de son père en
particulier, et qui aimait voir mon père avec qui il pouvait parler, ou un
voisin chez qui il allait dessiner…/Et le grec moderne qui bat de l’aile. À
propos, j’ai appelé celui d’FMR, Becatoros. J’ai de nouveau été contraint
d’annuler notre rendez-vous. Je ne le connais pas, il n’est qu’un représentant
de livres, et pourtant je m’en sens coupable. Du coup, de peur de ne pouvoir
honorer le quatrième, je l’ai rappelé pour lui annoncer que je l’achetais. Il a
eu l’air très surpris : « Vous ne voulez pas la voir auparavant ? » « Non ce
n’est pas la peine. » Voilà. J’ai acheté une encyclopédie dont je n’ai rien vu
et n’ai pas la moindre envie./Et maman qui parle de la même façon de son père,
de son insensibilité, de son indifférence totale et dont elle n’a pas du tout
regretté la mort…/Et par la suite, j’ai pensé à la note 9 de la page 68 du
Spectre et à ce que je pourrais appeler le syndrome du « nez dedans ».
C’est-à-dire : être contre ou dans les choses, au plus près, et donc de ne pas,
ne plus les voir. C’est évidemment le recul, la distance qui fait que l’on voit.
Ainsi, vivre avec son temps, être informé, se tenir au courant de tout, soit :
être au plus près des choses, et ne pas les voir. Ainsi, les lieux communs, les
clichés, à l’expression desquels je ne puis assister sans effroi, sans frisson,
doutant de leur réalité, du sérieux qu’on leur accorde, refusant de croire qu’on
puisse les formuler le plus sérieusement du monde. On peut. Parce qu’il s’agit
de phrases, de formules automatiques, réflexes qui investissent toute la pensée
à ce moment-là. On est entièrement cette formule et la pseudo pensée qui y est
liée. On a le nez dedans…/Et ce point que j’avais oublié, ou du moins que
j’avais mis de côté tant il exigerait de temps, de réflexion et d’énergie, ce
point qu’elle avait relevé dans l’un des journals, il y a deux ou trois ans, et
qui l’avait beaucoup affectée, passage où, mentionnant une conversation avec
Anne au sujet de l’impossibilité devant laquelle je me trouvais de définir
précisément mes parents, elle m’avait dit, choquée, presque outrée, après avoir
admis qu’effectivement mon père était totalement indéfinissable : « Comment ça,
tu ne peux pas me définir ? Tu ne sais pas ce que je suis ? tu ne peux pas me
définir alors que tu as vécu à la maison, que tu as assisté à tout, que tu sais
tout ce que j’ai enduré ? et tu ne peux pas me définir ? » Non, je ne peux pas.
J’ai bien tenté de lui expliquer la difficulté de définir les êtres en général,
à commencer par soi-même. Mais pour elle, ça n’avait pas de sens (« Moi, je sais
qui je suis et comment je suis ! ») ; pour elle, tout est simple et clair, et il
est évident qu’il en va de même pour ceux qui la connaissent, à commencer par
son propre fils. « Des inconnus, des médecins ont été capables de me définir,
ont très vite su qui j’étais, et toi, mon propre fils, tu ne sais pas ? » C’est
peut-être justement pour cela que je ne peux pas : parce que je suis trop près
des choses, de tout ce qui la concerne, et qu’être trop près, c’est avoir la vue
brouillée./(On est le nez dedans !)/Auparavant, j’étais passé à la Renaissance
pour lui remettre les photocopies des vingt premières pages du Parlons japonais.
Je ne suis resté que le temps d’un café. En me raccompagnant à la porte, il m’a
montré sa seconde maquette de fontaine, réplique de la précédente, mais réalisée
au tiers de l’original. J’étais époustouflé qu’en moins de 24 heures, il ait pu
réaliser ce nouveau modèle qui comble pratiquement tout son jardin !/Au retour
je suis passé chez Laurent pour lui remettre le MD de leur concert. Lambersart.
Quelle ville étonnante, comme une caricature de ville de repos, comme une vaste
salle de répétition où tout le monde s’entraînerait à mourir. Mais est-ce une
ville, cette succession de maisons coites aux accents d’aisance au long de rues
assoupies ? Je n’en connaissais que les principaux axes et c’est en cherchant sa
rue et en me trompant à maintes reprises que j’ai été amené à la parcourir de
long en large…/Jean-Stéphane sort à l’instant de la maison pour se rendre à
Lille où il va acheter du pavin. Il est resté deux heures. Il me dit que cela
faisait quatre ans que nous ne nous étions pas vus. Je dis moins. Il dit si. Je
dis : « Tu crois ? » Quoi qu’il en soit, c’était aujourd’hui./Pour rentrer à
Roubaix, je suis passé par l’avenue de l’Hippodrome, de là j’ai longé le port
fluvial, puis Vauban, l’Esplanade, et le périphérique jusqu’au Boulevard, La
Madeleine jusqu’au Croisé et Boulevard de la Marne par Wasquehal jusqu’au parc
Barbieux. C’est en arrivant à Eurotéléport, Roubaix centre, que tout commence à
changer. C’est dommage. Jusque là, je m’étais dit que c’était une belle route
pour montrer un aspect de la Métropole à un étranger. Tout avait l’air calme,
tranquille, joli. Comme enchanté./Page à page, le mérule, le jardin, la
Normandie, les recherches généalogiques concernant sa famille ; de là Morialmé,
et le vin, et le cidre que nous buvons (d’où la Normandie), le site, un recueil
nouveau qu’il me remet, Préférer la peau, et cette belle chose, exemplaire
unique (dans les deux sens des termes : exemplaire et unique) Le Guy lit Guy lit
ou les chatouillis qui n’est autre que le recueil de tous mes commentaires au
sujet de ses écrits et qui figurent sur le site. Il est amusant que la nuit
dernière, avant d’aller me coucher, je me sois justement retrouvé à les relire
en totalité…/Puis je suis passé devant la poste et la médiathèque pour rejoindre
la Grand-place. On y remballait la forêt suspendue. Ne restait plus que les
structures. Sur le sol reposaient troncs et branchages éparpillés sur toute la
surface. Des hommes les parcouraient en grandes enjambées, œuvraient à leur
remballage. Cette vue était très belle, méritait une image./Ai ensuite traversé
Géant pour y retirer de l’argent avant de me rendre à la Pharmacie de la
Grand-rue qui était fermée. Je me suis rabattu sur la boutique paramédicale de
la galerie où la dame m’apprend qu’à Roubaix les pharmacies ferment tôt le
samedi. « Ah ? » « Eh oui, c’est comme ça ! » Je traverse la galerie en sens
inverse pour rejoindre la sortie. Il y a du monde sans que cela soit
l’affluence. Deux vigiles repoussent à l’extérieur deux gamins à casquette
rigolards. Je leur jette un coup d’œil avec un léger malaise…/Je viens
d’imprimer les réservations pour l’hôtel et l’avion. Normalement, je ne devais
rien savoir, mais Susan s’inquiétait quant à la réservation de l’hôtel, et son
imprimante a quelques problèmes. J’ai envoyé le tout par émail dans mon bureau
pour l’imprimer. Il m’a été difficile de ne pas voir les prix, ni d’aller
consulter Internet pour avoir une petite idée et de l’emplacement et de la
situation. Via Savonarola, Roma. Belle adresse…/Puis une troisième cigarette, et
saisie directe au son du Bar d’Ashley que je copie sur mini-disque après
Atalanta dans le cadre de l’épuration de mes bandes magnétiques. En même temps,
j’ai entamé l’achèvement effectif de l’intégrale, soit y insérer l’année
dernière, absente jusqu’alors. Il s’agira de la première partie, soit tous les
journals (sauf celui de V***, et sauf celui que j’ai appelé « intime » qui me
semble être de l’ordre du secret) sur une période de quinze années. Ne restera
plus dès lors qu’à les offrir en pâture à la spirale…/Puis ai jeté un œil à
Praha-Lucca, sans parvenir à me faire une idée bien précise du rendu et de
l’intérêt de cette formule. J’ai filé ensuite à la Renaissance pour lui montrer
mes ouvrages de japonais. Nous cherchons une formule nous permettant d’y
travailler en collaboration. Sur la table du jardin d’hiver trône une magnifique
maquette au 10e de ce que devrait être la nouvelle machine qu’il compte réaliser
en bambou, le bambou qui prolifère dans la région de Kobe. On dirait du
Panamarenko./Je suis sorti de chez lui à 17 h 30, suis passé chez Paris-Fleurs
pour un bouquet de lys, suis allé me garer à l’Abreuvoir où j’ai jeté un œil
triste sur Mercedes qui doucement prend la poussière, puis suis passé aux
Lisières où je suis tombé sur Childéric qui m’a entretenu de son projet en
faveur des jeunes de Roubaix, projet dont il m’a manqué le principal : l’objet.
Ai-je mal écouté ou s’est-il mal exprimé ? S’en est suivie une drôle de
conversation durant laquelle je lui posais des questions au sujet d’une chose
dont j’ignorais tout et dont je feignais de tout connaître (je m’en suis bien
sorti). Claire était occupée avec un représentant qui tâchait de lui fourguer
une batterie d’orgues miniatures à lamelles et à manivelle (ça doit bien avoir
un nom) ; j’ai discuté avec Didier de problèmes de facture, il m’a conseillé de
reprendre mon dépôt et d’en faire un régulier à chaque publication. Je rentre :
Susan qui m’agrippe, me tire jusqu’à son écran où elle me montre une proposition
de Virgin pour quelques jours à Rome pour 12 €. Quand ? Mercredi. Le mercredi
qui vient ? Oui. Oh non ! Non ? De mercredi à samedi à Rome. Nous revenons à
peine de Venise, je m’étais promis de ne plus me consacrer qu’à mon travail
durant quelques semaines sans la moindre idée de sortie de quelque ordre que ce
soit. Je le lui dis. M’en veux en même temps, suis tenté. Suis pris entre les
deux. « Je comprends, pour moi, c’est pareil. But it’s an opportunity. » Une
occasion, oui, mais je ne sais vraiment que faire, que décider. Dans le doute,
nous décidons d’aller manger quelque part. Où ? « Just drive around, we’ll see.
»/Prendre alors l’A1 à partir de Lille, puis direction Douai, et de là chercher
en vain un panneau pour Denain, puis le trouver au bout du boulevard extérieur
accompagné d’un autre concernant le musée, chic. Suivre alors une route désolée
et sinistre, chercher un autre panneau confirmant le premier, ne pas le trouver,
en voir un autre en direction de Denain, le suivre, tomber sur une rocade, puis
sur une autre, traverser des rafales de vent et de pluie, faire demi-tour,
retrouver la rue sinistre, aviser une jeune fille à un abribus, se garer, se
renseigner, « C’est tout droit ! » Lui faire confiance et poursuivre sa route,
apercevoir alors la « grosse montée » promise, aviser un panneau Lewarde, puis
un autre désignant la droite pour le musée, se rendre compte qu’il s’agit d’un
sens interdit, prendre la suivante à droite qui est une impasse, faire
demi-tour, avoir des velléités de renoncement, aviser un autre panneau, lui
faire confiance et apercevoir tout à coup, au terme d’une rue sombre et imbibée
de pluie noire, une immense verrière illuminée : c’est un vaisseau spatial au
terme de son atterrissage./Son père serait opéré aux environs du 15. Elle me
propose alors de m’offrir « mon » voyage d’anniversaire vers la fin du mois ; je
lui ai dit de ne pas s’en préoccuper, que ça n’avait pas d’importance ; et puis
il y avait le Japon proche. « Tout dépendra de l’état de santé de mon père », me
dit-elle. « Bien sûr, mais nous devons malgré tout le garder en projet. Qui sait
si l’expo de Francko ne sera pas notre unique occasion d’y aller... »/Puis
tourner à gauche, aviser un parking, s’y arrêter et effectivement constater
qu’il s’agit bien du centre historique minier. Il y a un chevalet, des restes du
carreau de fosse et, comme posée dessus, cette verrière au rez-de-chaussée de
laquelle j’aperçois une trentaine de personnes. En m’approchant, j’y distingue
la silhouette de Patrick. C’est bien là. Mais il n’y a que lui pour confirmer
qu’il s’agit bien d’une exposition et de la sienne en particulier. Déambulent
des personnes de tout type, dont beaucoup de gens âgées et d’autres à l’allure
officielle. Je cherche en vain des photographies qui ne soient pas celles,
sordides et de mauvaise qualité, d’éminentes personnalités qui ont daigné faire
la visite de ce centre, dont Claude Berry (du temps de Germinal sans doute). Il
y a une cage d’ascenseur futuriste, un long comptoir. Derrière on devine une
salle pourvue de vitrines. Qu’attendons-nous ? Il y a une estrade et un pied de
micro. Patrick me dit qu’il y aura un discours et que la chose est très
sérieuse. On attend encore un moment et un homme à la chevelure blanche et
abondante se manifeste qui fait un discours. C’est le responsable du centre.
Patrick est invité à l’imiter qui dit quelques mots de remerciements. Puis on
nous convie à nous rendre sur le lieu même de l’exposition./We drove around pour
passer devant le Richard Lenoir, fermé durant un temps et qui là est ouvert.
C’est une ancienne maison de maître à l’image de la nôtre avec pourtant quelque
chose de raté, quelque chose comme une inadéquation entre la taille des pièces
et la hauteur du plafond qui créerait une légère sensation d’oppression. Menu
spécial St Valentin. Que nous boudons pour adopter la carte ; des choses
intéressantes, mais celle des vins est un peu maigre. Elle prend un velouté de
crevettes et je ne sais plus quel plat de poisson, moi une terrine marbrée au
maroilles, excellente, et une épaule d’agneau braisée sur lit de courgettes,
très bien aussi. Pour le dessert, une sorte de préparation de pain d’épices
(elle), et un moelleux au chocolat (moi), pâte chaude en boule contenant du
chocolat fondu également chaud. Pas mal. Le vin, faute de mieux, est un St
Estèphe 1999 assez ordinaire. L’endroit se remplit assez vite, beaucoup de
couples bien entendu, c’est le jour de l’amour faim (?). Rentrons vers 23 h 30.
Je constate d’une part que j’ai un peu trop bu, et d’autre part que j’y ai
oublié tout mon matériel de fumeur. Je me couche tôt, un peu barbouillé.
J’attrape néanmoins Les plus beaux manuscrits de la littérature française d’FMR,
que je reprends au dernier texte de Desnos, celui de « sa mort », retrouvé dans
sa poche de pyjama au camp où il avait été déporté. Ça m’a empoigné…/À ce
moment-là, il est presque 19 h 30 et je suis le seul représentant de la
métropole. Nous passons dans une salle annexe. Patrick est escorté par un groupe
d’officiels qui, face aux premières photographies, le chargent, et pourrais-je
dire le somment tant ils l’écrasent par leur présence, de parler de son travail.
Il y a alors un attroupement autour de lui. Je n’entends rien de ma place et
pars seul à la découverte de la salle. Murs rouges, une trentaine de
photographies, que je pourrais doubler à soixante puisqu’il s’agit de diptyques
: une première photographie de 40 x 40 en couleurs à laquelle est accolée une
autre de 40 x 60 en noir et blanc. La première série montre des mineurs à la
retraite, en compagnie de leur épouse ou seuls, posant face à l’objectif dans
leur intérieur ; dont les parents de Thierry ; uniformité du décor, unité de
l’éclairage, d’où ressort cette curieuse impression que tout aurait été pris
dans la même maison. Patrick me dira par la suite que c’était délibéré. La
seconde, ce sont des vues diverses prises dans les villes minières autour
d’Hénin-Beaumont dont Patrick est originaire. Ça s’intitule M… on H… istoire,
refonte du titre d’origine, m… h…, que les responsables avaient jugé trop
hermétique pour le public concerné./Mais, auparavant, je passe un coup de fil à
Francko. Son absence de réponse à mes différents émails est expliquée :
l’alimentation de son laptop se trouve sur il ne sait quelle mer, dans il ne
sait quel cargo en direction de la France. Il travaille toujours sur son expo
pour Kobe, la fontaine, mais dans une version agrandie : douze mètres de long !
Ça se passerait dans un bassin qu’il y a repéré dans le port./Au retour, nous
reparlons de Rome. Je lui dis de décider. Elle décide et réserve des places de
mercredi à samedi. « Ce sera pour ton anniversaire. » « D’accord. Mais tu te
charges de tout. » Nous voilà repartis. « Après, c’est fini »,
m’assure-t-elle…/À la douane de Treviso, j’avais demandé à la jeune brunette si
je devais retirer mes lunettes et la monnaie que j’avais en poche. Puis ma
montre. Mais comment dit-on « montre » en italien ? Et l’avais-je su un jour ?
J’avais pensé à « orologio », mais dans le doute, puisqu’il m’avait semblé que
le terme s’adaptait mieux à « horloge » ou « pendule », j’avais simplement
demandé avec un geste : « Anche questo ? »… Je tombe à l’instant sur le mot « orologio
» dans « I pomeriggi del sabato ». Je vérifie : on dit bien « orologio » pour
une montre, et, pour « montre-bracelet » : « orologio da polso », soit
littéralement : « horloge de pouls ». C’est donc le temps attaché au pouls que
mesure la montre. Soit, si j’en reste au sens premier de « da », le temps mesuré
à partir du pouls./Regard sur sa mémoire, sur celle de ce pays, sur celle du
labeur qui l’a fait vivre pendant plus d’un siècle. J’y reconnais quelques lieux
familiers, dont celui des parents de Liliane à Méricourt, photo troublante dans
la mesure où il m’a été impossible de déterminer, tant les maisons sont
uniformes, tant leur agencement de part et d’autre de cette place est identique,
si cette vue était celle depuis leur maison ou depuis l’autre côté du parc qui
la sépare de l’autre rue. J’ai dit à Patrick : « C’est cette maison-là. » Mais
en même temps, je voyais ce que l’on pouvait voir depuis le pas de leur porte.
J’étais des deux côtés à la fois…/À l’arrêt du pouls s’arrête le temps…/Je
l’avais prévenue de se tenir prête pour le restaurant. J’avais pensé à
l’Irrésistible. Nous nous y sommes rendus. Tout était complet. « Il fallait
réserver. Désolé. » Susan a alors suggéré le Richard Lenoir, que j’avais vu
fermé, qu’elle m’affirme avoir vu ouvert. Fermé. Nous avons alors pensé à la
Turquoise ; j’ai fait deux fois le tour du pâté avant de trouver une place. «
Vous avez réservé ? » Susan suggère alors l’indien près de la Grand-place. Nous
y allons. Fermé. Juste à côté, il y a La Petite Normande où nous ne sommes
jamais allés, qui ne m’a jamais rien inspiré de bon, et qui, de toute manière,
avait toutes ses tables prêtes pour des arrivées. Alors, en désespoir de cause,
la brasserie Eugénie où il ne faisait aucun doute qu’il y aurait de la place. Et
après quelques tours dans la ville du fait des sens interdits, alors que tout
est à cinq minutes à pied de chez nous : « Vous avez réservé ? » Nous nous
rabattons alors sur le petit chinois près de chez nous dont les propriétaires
ont changé, là même où, jour pour jour, nous avions rencontré Pedro, il y a x
années et où il n’y avait eu que deux tables occupées. Cette fois, c’était
comble. Alors ? J’étais au bord du hurlement. Comment était-il possible que tous
les restaurants de Roubaix, cette ville grabataire et fantomatique, affichassent
complet quand bien même il se fût agi d’un samedi soir. « C’est un bon signe
pour la ville », me dit Susan que rien ne démonte./(« Loin d’être mineur »,
ai-je écrit dans le Livre d’Or. )/Faute de mieux, je me suis rabattu sur La vie
en lunettes roses. Deux nouvelles, le quotidien, histoires personnelles,
vraisemblablement autobiographiques. Ni bien ni mal. Ça se lit. Je pense à mes
propres histoires, celle de Journals, me disant que je pourrais parfaitement en
prélever divers épisodes, les transformer en nouvelles et unir le tout en un
recueil. Emballé, et c’est bien le diable si un éditeur n’en voudrait pas. Mais
ça n’aurait pas le moindre intérêt. Ce serait ordinaire, aussi ordinaire qu’est
ce livre-là reproductible à des milliers d’exemplaires./Visite du midi à la
Renaissance sous un soleil vénitien. Rite des pâtisseries avec le café, les
siennes et les miennes tout aussi bien, tous deux en ayant achetées sans nous
concerter. Je lui remets Le macchine di Vinci acheté à Venise et le pot de
marmelade au whisky d’Irlande que je n’avais pas encore eu l’occasion de lui
donner. Papotons. Venise, puis sa mère qui désormais habite une résidence pour
personnes âgées où elle est bien entourée. Puis son projet d’expo pour l’ARIAP
dont l’idée est arrêtée : une fontaine avec 36 sculptures, chacune munie d’un
système de bandes magnétiques sur lesquelles serait fixé le OUI d’une nymphe
passant alternativement à l’endroit et à l’envers : OUI-IOU ! Pompes à eau,
piscine. Bref, monumental. Il lui reste à peine trois mois pour réaliser ce
travail phénoménal, en sachant en outre qu’il ne pourra avoir accès à la salle
que trois semaines auparavant. Mais il est confiant, calme, souriant, comme à
l’accoutumée./« Pot de l’amitié. » Champagne et canapés. Et placek (délicieux au
demeurant) pour rappeler si c’était utile que la majorité de ces travailleurs,
autant ceux qui nous regardent depuis les clichés que ceux qui ont trimé dans
les galeries, sont polonais. Arrivent enfin Thierry, Cécile, Cyril et quelques
autres. Nous filons ensuite sur Lille. Thierry m’accompagne, me parle longuement
du Journal sonore, de ses nouvelles activités musicales, de L*** qu’il revoit
toujours. Nous nous retrouvons au Sébasto où nous rejoint Sylvie
particulièrement gaie. Nouveaux patrons, tendance restaurant à présent. Je pose
mon micro sur la table sous le prétexte de le montrer à Thierry, laisse «
défiler la bande » jusqu’au bout./J’ai alors dirigé la voiture vers la maison.
Elle a commencé à improviser un repas tandis que je continuais à tirer mon nez.
Elle souriait, me répétant : « be positive », ces deux mots que j’abhorre. Elle
a sorti du foie gras du frigo tandis que je râpais des carottes et que du magret
cuisait dans la poêle. J’ai ouvert la bouteille de Côtes de Saint-Mont que
m’avait recommandé Nicolas l’après-midi même. J’ai mis la table dans la grande
salle, posé les lys de l’après-midi entre nos assiettes. Après le foie gras, il
y a eu des crevettes avec un Touraine, puis le magret avec une purée de céleris.
Pour terminer, boulette d’Avesnes et glace. En définitive, tout s’est arrangé,
même s’il m’a fallu un bon moment avant de me décider à amorcer une tentative
d’« être positif ». La conversation a roulé autour de mes réactions dans ces
circonstances, puis s’est arrêtée à nous. À un moment donné, je lui ai dit que
l’un de nos problèmes, peut-être le seul, en vérité, était la langue, nos
difficultés, souvent à nous comprendre aussitôt que point la subtilité des sens,
et de là, les malentendus. Désolé, mais a rose n’est pas une rose et a friend ne
sera jamais mon ami. Puis, tout à trac, elle me déclare en souriant que c’était
tout de même un peu grâce à elle que je parlais couramment l’anglais et que sans
elle, je n’aurais peut-être jamais voyagé, n’aurais jamais pris l’avion. J’ai
opiné. Puis : « Et moi, qu’est-ce que je t’ai apporté ? » Elle a réfléchi un
moment avant de répondre : « To be negative. »/(D’énigmatiques figures en forme
de signes se tracent sans cesse devant mes yeux.)/(Je ne sais ce qu’elle en
pense au fond, mais je trouve tout de même que c’est une bonne leçon d’apprendre
à être négatif.)/De là, il me parle d’un livre sur Polyphème que Chrysanthème a
déniché à la bibliothèque où elle travaille et qu’elle lui a remis sous forme de
photocopies. Polyphème ou les fontaines et les jardins. Ce livre aurait servi de
base aux grotesques florentins (car il aimerait aussi réaliser des grotesques
autour de sa fontaine !)./Entrecôte aux maroilles, assiette de fromages, Côtes
du Rhône. Cécile et moi prenons des dates, Cyril boit et est vite gai.
S’installe ensuite un énigmatique et très sympathique Christian. La musique
vient directement des années cinquante et soixante./(Non : « avenant » – rayer
définitivement « sympathique » de mon vocabulaire.)/J’étais un peu gris, il
était aux alentours de minuit lorsqu’elle est partie se coucher. Après la
vaisselle, j’ai fumé une cigarette en poursuivant The astrological diary of God
entamé la veille tout en pensant à la suite du programme, soit la mise au lit en
regardant Der grosse Liebe, le premier film d’Otto Preminger, qui figure en
deuxième position sur une cassette que m’a prêtée Pascal il y a des mois, la
première étant occupée par les curieux Chaussons rouges de Powell. J’ai décidé
ensuite de fumer une dernière cigarette à mon bureau. À quoi l’employer ? J’ai
ouvert mon manuel de japonais, ai entamé quelques exercices de lecture qui m’ont
mené, sans que je m’en rende compte, à cinq heures du matin. Je me suis levé à
onze…/(Les mineurs, d’une galerie à l’autre, où de la même manière ils
s’exposent.)/Une photographie est négative avant d’être positive. Avant d’être
révélée…/Pas allé au boulot, comme je l’avais plus ou moins prévu. Douche, petit
déjeuner, une demi-heure de Wenders avec ma première cigarette. La vidéo contre
le film. C’est le grand sujet des conversations de la troisième partie. Je ne
vois pas bien où est le problème. Il y a d’un côté le numérique, de l’autre la
pellicule. L’un choisit le premier, l’autre la seconde. C’est comme d’opposer le
cinéma et la télévision. C’est la manière dont ce sera utilisé qui compte, d’un
côté comme de l’autre. N’est-ce pas évident ? Et puis si le cinéma en tant que
tel disparaît, qu’y pourra-t-on ? Y a-t-il encore des personnes qui vont à Lyon
en calèche ? Quoi qu’il en soit, au fil de la lecture de tous ses textes, je me
pose la question de sa réelle qualité en tant que cinéaste. Il se dit «
film-maker ». Mais où est le faiseur/facteur de film depuis une quinzaine
d’années, en gros depuis Les ailes du désir qui, en quelque sorte, pourrait être
son dernier film, l’ultime film dont il est capable, soit l’alliage parfait de
la lenteur (le filmage du temps) et de l’histoire sans histoire ?/« Le numérique
n’a pas de négatif. Il est d’emblée positif. Le monde est perdu. » C’est ce que
j’étais en train d’écrire lorsque maman a appelé pour me demander si j’avais une
« méthode » pour avoir tant d’amis !/J’ai regardé ensuite Tokyo-Ga, cela
s’imposait. J’ai dû le voir deux ou trois fois, je n’avais pas le souvenir de
tout, comme du passage sur la fabrication des simulacres de plats pour les
restaurants, ou les terrains de golf sur les toits d’immeubles où les « joueurs
» ne cherchent pas à atteindre un trou, mais simplement à perfectionner leur
mouvement pour la simple beauté du geste (la beauté du geste !). J’ai guetté les
moindres inscriptions pour y attraper un signe ou deux que je puisse identifier.
Quelques hiragana, des katakana, tout cela passant trop vite pour que je puisse
immédiatement les nommer. Mais je les reconnaissais. Et puis un kanji que j’ai
immédiatement nommé dai : « grand » (je sais, il est simple). J’ai revu
avec un plaisir que je n’avais pas connu les fois précédentes la scène du parc
sous la pluie où des bandes d’adolescents dansent sur des rockabillies en «
singeant » les Étatsuniens. Je les ai trouvés beaux, et me suis dit que cette
imitation était bien meilleure que l’original, que ce simulacre était plus
authentique, que ces mouvements et ces « gesticulations » leur seyaient beaucoup
mieux, ou mieux : qu’ils étaient faits pour eux. Ce n’était pas de la simple et
bête imitation. S’ils avaient copié, c’était pour magnifier./(Ciel bleu, soleil,
la chaleur de la salle, torpeur diffuse, la cigarette et l’histoire de Giosefine
dans Il gioco de Tabucchi. Comme un petit bonheur, n’est-ce pas ?)/Par contre,
j’avais parfaitement le souvenir de toutes les scènes concernant Ozu. À cette
différence près que je n’avais pas noté l’emploi du mot « panoramiquer » qui là
m’a frappé, et qui prend en outre une drôle de résonance avec l’image sur
laquelle Wenders le prononce : la Mitchell au sol, de profil, avec ses deux
grandes oreilles à la Mickey (comment dit-on « mousse » en japonais ?). Et puis
sa consonance parfaitement japonaise : PA NO RA MI KE.. Stupidement, j’ai
attendu qu’au coin d’une rue, des écolières soulèvent leur jupe pour enfiler
leurs chaussettes tire-bouchonnées…/Je regarde le ciel tout en poussant la porte
des Lisières : ensoleillé jusqu’à présent, mais qui commence à se couvrir. Je
crains qu’il ne fasse très mauvais demain pour le trajet jusqu’à Charleroi. Il
n’y a que Didier et Frédérique. Didier me parle de ma correspondance avec sa
fille Agathe dont c’est la fête aujourd’hui, puis de Jean-François Boudailliez,
l’attaché à la culture de Roubaix, qui désirerait acquérir la totalité des
journals ! Ah ! Il me remet ensuite Le zen dans l’art chevaleresque du tir à
l’arc de Herrigel que j’avais commandé il y a quelques semaines. Alors que je
m’achète un Moleskine pour Venise, Claire et Baudouin arrivent chargés de
cartons de livres. J’invite Baudouin à prendre un verre au Leffe à côté,
Baudouin qui me parle de son exposition au Grand Bleu, puis d’une autre avec
Guerbadot rue du Midi à Bruxelles, et, tandis que je sens monter en moi les
effets conjugués du café et de ma deuxième cigarette, de L’art de la mémoire
qu’il me vante avec enthousiasme ; et de là, l’Andalousie où ils vont se rendre
; de là, l’Espagne, le Prado et les Ménines dont nous ne parvenons pas à
éclaircir le mystère encore que je croie bien que ma solution est la bonne. Au
moment de payer, je m’aperçois avec honte que j’ai 2 € en poche. Je bredouille.
Il sourit en sortant son porte-monnaie./C’est alors que le téléphone a sonné :
Gabriel après des mois de silence. Qui me dit revenir de Venise. « Ça pue, c’est
dégueulasse. Une ville sans voitures, ce n’est pas une ville, et je connais un
bon moyen pour résoudre le problème de l’acqua alta : tout transformer en rio
terra… tu sais ce que c’est un “ rio terra ” ? » « Canal bouché. » « Bien sûr,
tu le sais. Et mettre des parapets sur tous les quais. Et tant qu’à faire,
combler aussi le grand canal ! Et relier toutes les îles par des ponts suspendus
! Tu as entendu parler de ce projet de digues ? » J’opine tout en faisant le
ménage de mes émails et en pensant à mes idées de livrets : Kobe, un Vrac, Le
Vin, La Cure, Clara ; et je pensais dans l’après-midi à Fabien qu’il faudrait
relire. Et il y a le Journal musical et le CD. Et Carnets de voyage et Venezia…/Et
dans Wenders, je tombe sur le mot kamikaze. Voyons ce que cela donne en
japonais, de quoi est fait ce mot – mort soi-même ?/Au bout d’une demi-heure, il
a enfin raccroché. J’ai repris mon livre posé sur le côté : « Mme de Pompadour :
“ Vous venez de là-bas ? ” Casa : “ Venise n’est pas là-bas, madame, mais
là-haut. ” »/Non : kaze , le vent, kami , le dieu ; c’est le « vent
divin »…/Et Basato chez Rita. Nous y avons passé deux heures, deux heures durant
lesquelles mon petit sac ne m’a pas quitté une seconde, la bonnette en émergeant
comme un petit canon. Je l’ai mis en marche dans la rue, en arrivant, l’ai
arrêté à la maison au retour. J’attendais avec fébrilité le moment de m’y
glisser, ce que j’ai fait dès que je suis arrivé ce matin. Ce n’est pas d’une
perfection absolue, mais techniquement c’est désormais très au point… J’en ai
écouté plus d’une heure. Il y a de très belles choses, dont un passage qui m’a
ému par la manière dont différents sons et voix s’alternent, se chevauchent, se
succèdent… Je me suis dit que je me passerais du rapport de cette soirée, que
l’enregistrement serait suffisant, et, d’une certaine manière, pourrait me
dispenser de tout commentaire par écrit. Et me soulager donc./Je ne fais rien de
particulier, me laisse aller : Wenders, le japonais, le portugais. J’ai
néanmoins jeté un œil à Dot cette nuit avant d’aller me coucher. Je me demande
si je vais conserver la liste des « personnages », particularité de Rok. J’aime
bien ce procédé. J’ai aussi entrepris la copie sur mini-disque de mes bandes
audio qui ne contiennent pas de mes compositions et que je rangerai ensuite dans
les boîtes Buren. Et ainsi gagner de la place./Il y a aussi Kagemusha. J’en
avais immédiatement cherché la signification dans mon « kanji ». Pour kage, je
trouve « ombre, image ». Mais pas de trace de musha. Il y a bien mushi et mu
(su), verbe lié à la vapeur, l’évaporation (950). Mais qu’est-ce que cela veut
dire ? (l’image évaporée ? l’évaporation de l’image ?)/À un moment donné,
Baudouin m’avait parlé d’un groupe dont j’ignorais tout : Kata-onoma. « Kata ! »
ai-je dit, ma main fendant l’air de droite à gauche comme j’avais vu Jean le
faire pour en expliquer le sens premier./(C’est alors que je vois en sous-titre,
sur la couverture : « l’ombre du guerrier » !)/Et j’ai repensé à la soirée chez
Alfred et Gina qui n’arrêtent pas de nous inviter, notamment pour son
anniversaire à elle (c’était le cas), comme un rituel, alors qu’il y a des
années qu’ils ne sont pas venus chez nous. (Allons-nous finir par nous en sentir
coupables ?) Il n’empêche, je n’avais guère envie de sortir, et encore moins de
parler, et de voir du monde, particulièrement des figures qui me seraient
inconnues ou dont je n’aurais plus eu le souvenir du nom ou du visage. C’est ce
qui s’est produit, gens aperçus une fois autour d’une table et à qui je n’avais
rien à dire et dont je n’attendais rien. Paula et Matthew étaient également
invités, ce qui m’a stimulé ; et qui se sont désistés, ce qui m’a chagriné. J’ai
alors tablé sur Amalle et Jean-Michel, lui avec qui j’avais eu une longue
discussion la fois précédente. Ils y étaient. Et aussi, figure disparue de ma
mémoire, mais revenue avec acuité lorsque je l’ai aperçu : Philémon, ce drôle de
type un peu bègue, au visage ramassé, au regard à la fois scrutateur et voilé, à
la fausse stabilité cachée sous sa timidité. Lui aussi m’avait reconnu, et de la
même façon posait sur moi de drôles de regards qui, j’y pense à l’instant, ont
quelque chose de l’animal. Nous nous sommes reconnus, mais en même temps avions
perdu tout souvenir de l’un et de l’autre. C’est ce que nous nous sommes dit une
fois dehors autour d’une cigarette./Mais quelques détails qui échappent au micro
: l’habillage du rez-de-chaussée tout en tentures sombres, la multitude de jeux,
la variété de leurs couleurs, leur richesse : invention, imagination, humour,
ingéniosité, le tout fait de matériaux simples, bois, papier, carton et, pour le
labyrinthe, de circuits imprimés. De la récupération. Mais, alliée à
l’imagination, cela prend souvent des proportions magnifiques, et, dans certain
cas, a des accents de génie (voir Francko)./Roman est allé voir son père à
l’hôpital. En attendant le retour d’Anne, je fais un peu de piano. Puis lui
parle de l’invitation de la famille autour du projet Budapest. (Julia qui en me
faisant la bise m’envoie de l’électricité.)/Cigarette qui était déjà la seconde
depuis mon arrivée. J’étais mal à l’aise, n’avais pas envie d’entamer quelque
conversation que ce soit. Je me suis rabattu sur le vin et le buffet. J’en ai
fumé une première avec Jean-Michel qui s’est révélé moins loquace que la fois
précédente, puis une seconde avec Philémon autour de la table de jardin dans le
froid piquant de la nuit, moi engoncé dans mon manteau et grelottant, lui en
petit pull et parfaitement à son aise./(Thierry Derosier dansant avec sa
compagne, y prenant un manifeste plaisir ; je n’aurais pu l’imaginer un seul
instant en train de danser et y prendre du plaisir.)/Je l’ai revu deux jours
plus tard dans un café. « Fais le point », m’a-t-il dit au bout d’un moment
alors que je déplorais la dispersion dans laquelle je me débattais. Ce que j’ai
fait, directement sur la nappe, à l’aide de mon Cross, tandis que deux filles
passaient et qu’il les suivait du regard jusqu’à ce qu’elles s’assoient au fond
de la salle. Il a ensuite posé le regard sur le résultat, un cercle noir d’un
bon cm2. « Trop gros. » Et a avisé la plume. « Ton Cross ! Faire un point avec
une croix. Quelle idée ! » « Le point de croix, en quelque sorte », ai-je dit.
Il a souri. « Tu sais ce que les Anglais disent quand ils sont en colère ? »
J’ai opiné : « Je suis croix. » Il a de nouveau souri. « Bien sûr, tu le sais. »
Puis : « Au fait, tu es toujours avec elle ? » J’ai opiné. Puis : « Tu sais
comment s’écrit mon nom en japonais ? » « Non. » « Une croix de Lorraine. » Je
l’ai tracée à côté du point trop gros : . « Avec une double apostrophe
: . Et tu sais comment on trace le sien ? » « Non. » J’ai de nouveau tracé
la croix à laquelle j’ai ajouté les deux traits . « Sue, le
pouvoir, la fin. Les deux ailes de mon nom sont devenues une jupe pour elle. »
Je crois que ça l’a impressionné./Longue conversation qui s’est entamée par le
rappel de la fois précédente, il y a deux ou trois ans, avant le constat de
l’oubli total des détails qui l’avaient marquée. Tout ce que je me rappelais,
c’était qu’il était de Bruay. Je le lui ai dit, avant d’ajouter que j’étais de
Lens, tout en écoutant résonner ma voix qui n’était plus la mienne, mais celle
d’un modèle ancestral dont j’étais le porte-parole. C’est là qu’il m’a demandé
avec un sourire si j’avais fait partie de la bande de Lens. « Quelle bande ? »
Je n’étais pas autrement surpris, nous avons le même âge et il n’était pas
impossible que je l’aie rencontré lors de nos sorties en ville à l’époque de
Condorcet où, effectivement, je pouvais affirmer avoir fait partie d’une bande,
celle que nous formions au lycée (rebelles), première, terminale, la musique et
les concerts de rock. Mais je me trompais, car ce dont il voulait parler,
c’était de celles de vingt ou trente gars, véritables bandes qui se déplaçaient
de ville en ville pour en rencontrer d’autres et se casser mutuellement la
gueule. « Pour-quoi ? Tu as fait partie d’une bande ? » « Oui, celle de la fosse
6 à Calonne. »/Depuis quelque temps, je me sens calme, et bien. Je me deman-de
si ça ne coïncide pas avec ma décision d’aller au Japon et d’en entreprendre
l’étude de la langue. Qui du reste vire à l’obsession, et les difficultés que je
rencontre au déchiffrage des signes ne font que l’accentuer. Je marche et
j’appelle à moi des signes que je tâche de reconnaître ; je marche, je conduis,
et de lui-même mon doigt se dresse et trace dans l’air ceux que je sais
désormais reconnaître. J’ai acquis la presque totalité des hiragana et j’ai
abordé aujourd’hui les takamana [sic !], réservés uniquement aux mots étrangers.
À l’exception de deux ou trois signes, ils sont complètement différents de leurs
homologues hiragana ; deux signes pour un même son, comme s’il y avait eu
volonté de leur part de marquer une séparation définitive entre eux et le reste
du monde. Je cherche des moyens mnémotechniques, en m’étonnant que certains
signes soient immédiatement assimilés, alors que d’autres restent
irrémédiablement fermés./« On n’avait pas d’argent, alors on allait aux entrées
des boites en demander aux types qui entraient. » « Et s’ils ne donnaient rien ?
» « On leur cassait la gueule jusqu’à ce qu’il donne quelque chose. » Sa mère
est polonaise ; son père, qui était mineur, roumain. Enfance ouvrière passée le
week-end à aller en bande casser la gueule à d’autres bandes ou à provoquer des
bagarres dans les bals et dans les boîtes. Je n’en revenais pas. Comment ce type
d’une telle douceur avait-il pu, même trente ans en arrière, passer sa jeunesse
à aller casser le nez à d’autres pour le simple plaisir ou par ennui ou pour
quelque autre raison qui, de toute manière, m’échappait ? « Qu’est-ce qui te
poussait à faire ça ? » « Sais pas. Je faisais comme tout le monde, comme les
autres copains. » Alors, je l’ai questionné (interrogé !). Service militaire,
puis rencontre avec une fille qu’il laisse après deux enfants, puis l’Italie
pendant deux ans avec une Italienne du Sud qui n’a pu supporter le Nord de la
France et est repartie chez elle. Puis une autre fille, danseuse, qui lui donne
l’idée d’en faire aussi. Il en fait, y prend goût, devient professeur jusqu’à
l’âge de 35 ans. Mais il ne peut en vivre et laisse tomber. Il rencontre alors
Jessie et entreprend à l’âge de 40 ans des études pour devenir chercheur dans
l’industrie chimique. Il y est toujours. Il m’a dit qu’il préférerait que je ne
parle pas de lui. Vais-je tenir ma promesse ?/De même pour les kanji. À la
seconde où j’ai vu celui du cœur, j’ai su que jamais je ne l’oublierai :
shin, kokoro, alors que je patauge dans les chiffres./(Mascarade de la visite
médicale. Cela faisait cinq ans. Nouvelle doctoresse. « Pas de problèmes
particuliers ? » « Non. » « Apte au travail ! » En gros…)/« Et moi ? » J’ai
tracé . Puis Francko : ; puis Dany : ;
puis Yann : . « Et puis Anne ; c’est un kanji, et il est beau :
. An, yasui, la femme sous le toit, c’est-à-dire : la paix. »/Castagneur, puis
professeur de danse contemporaine. « Dans le fond, la danse est une sorte de
bagarre ; en tout cas, un rapport de forces entre des personnes. » Il a haussé
les épaules. J’ai ajouté : « La bagarre a souvent été le thème de chorégraphies.
» Il a souri. Je crois qu’il n’avait pas d’avis sur la question, qu’il n’y avait
pas réfléchi, qu’il s’en était toujours tenu à l’instinct. Et à présent
chercheur./(Il y a une demi-heure, je recevais un coup de fil de T*** qui
désirait acquérir la totalité de Journals. Bien. Mais est-ce que je n’aurais pas
dit du mal de lui quelque part ? )/Jessie est une charmante petite Anglaise qui
semble l’adorer. Ils ont deux enfants. Le fils, qui n’a pas dix ans, fait de la
harpe celtique ; la fille, plus âgée, du piano. J’ai imaginé un troisième enfant
auquel il enseignerait les castagnettes./« Un enfant japonais apprend, en 9 ans,
à lire et à écrire 1 000 kanji. Un adulte, en moyenne, en connaît entre 2 000 et
3 000. La liste officielle des kanji d’usage courant en comporte 1945 ! » «
Pourquoi pas 1 950 ou 2 000 ? » « Je ne sais pas, mais ça me paraît impossible
que ça ne soit pas délibéré. » « Ça l’est, tu peux en être sûr. Les Nippons sont
assez ficelle pour cela ! »/Susan partage mon point de vue, soit qu’il aurait en
lui quelque chose de rétracté, de retenu. J’ai parlé de douceur, mais ce n’est
pas cela. Il est calme et silencieux, mais c’est de l’ordre de la couverture ;
derrière, quelque chose se trame. Sur la fin, il était un peu saoul ; Jessie,
sans cesser de sourire, drôle de sourire figé, insistait gentiment pour qu’il
daigne s’apprêter à partir. Il se trouvait devant elle, debout, titubant
légèrement. À deux ou trois reprises, il a esquissé un coup de pied en sa
direction. Pas méchant. Mais c’était étrange, et vaguement malsain. Il avait son
regard fixe, un sourire un peu crispé, et levait la jambe dans sa direction
comme pour lui asséner un coup de pied. Elle n’y prêtait pas attention,
continuait à sourire gentiment, avec indulgence (et certainement amour) ; elle
doit y être accoutumée. Il n’empêche : j’ai l’impression qu’un tel geste entamé
finit toujours par s’achever./(Les Nippons ficelle…)/Il ne sait comment réagir ;
il sent qu’il doit se manifester d’une manière ou d’une autre, mais il ne sait
comment. L’instinct, ou quelque chose d’instinctif, lui dicte un mouvement,
mouvement qui est sans doute contraire à ce qu’il pouvait imaginer et qui doit
lui-même l’étonner./(Ne pas oublier le cahier que Francko m’a offert lors de
notre dernier séjour là-haut !)/Il est 18 h 00, je mange une pomme Fuji.