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Je viens d’apprendre la mort de William. C’est
l’un de mes collègues. Il est décédé à l’âge de 49 ans dans la journée de jeudi
alors que je roulais sous le soleil de l’Aisne. Cancer. Qu’il traînait depuis
deux ans et dont il n’a jamais prononcé le nom. Il est le fils unique de
cultivateurs du Pas-de-Calais. Simplicité, gentillesse, naïveté, candeur, le
tout assemblé pour produire une sorte d’être miraculeux, de ceux que l’on ne
rencontre plus guère qu’au coin d’un conte médiéval : l’innocent. « Monsieur,
s’il vous plaît ! » Mais peut-être serait-il plus juste de parler de cinéma, et
plus particulièrement de celui français des années quarante qu’il affectionnait
et dont il aurait pu être une figure. Celle de Charles Vanel, par exemple. Il en
avait les traits, le physique, et c’était suffisamment troublant pour que l’on
songe à un prolongement du premier en le second. C’était la première chose qui
me venait à l’esprit lorsque je le voyais : William perpétuant la figure de
Charles. Je me suis retourné. Mais qui perpétuera celle de William ? C’était
bien à moi que l’on s’adressait, une dame qui s’approchait à petits pas décidés.
« Vous venez pour l’exposition ? » À sa suite, P***, d’une démarche précipitée.
« Oui, pourquoi ? » « Je suis désolée, mais c’est payant. » « Ah ? » P*** s’est
arrêtée à notre niveau. « Bonjour », « bonjour ». La dame a constaté que nous
nous connaissions (si peu), a esquissé un pas en arrière. J’ai continué à faire
l’étonné : « Je suis désolé, j’ignorais que c’était payant. Je n’ai jamais payé
pour voir les expositions. » « Si, si ! » a hoché P***. « Le vernissage, c’est
gratuit. Mais après, il y a un prix d’entrée ! » J’ai suivi la dame jusqu’à la
caisse où j’ai réglé mes 3,80 €. P*** avait disparu avec l’énigme de son
intervention… Maman avait fait du bouillon de poule. J’y aurais bien consacré
davantage de temps si je n’avais dû aller chez le fleuriste chercher les trois
pomponnettes qu’elle avait commandées, deux pour la tombe de mon père, la
troisième pour celle de mes grands-parents paternels. Je me suis ensuite
directement rendu au premier cimetière dont, avec un jour d’avance, tous les
vendeurs de chrysanthèmes encadraient la porte. Je l’ai traversé sous le crachin
avec les deux potées contre moi et quelques hésitations jusqu’à la tombe de mon
père que j’ai eu du mal à localiser. Du beau linge : Convert, Boltanski, Morris,
Rouan. Et Godard. C’est surtout pour Godard que j’étais venu. Mais il y avait
aussi Marker, quatre récepteurs TV superposés, chacun diffusant du film muet
avec, en récurrence, le visage d’une belle femme allant de l’un à l’autre. J’y
suis resté un long moment, presque fasciné. Dans la petite salle, Convert, La
Madone de Benthala, qui ne m’était pas inconnue. Puis, sur la passerelle de
droite, Boltanski, série de cadres, à sa manière, photos de famille, la sienne
ou anonymes, je ne sais, des années 50. Occupant toute la grande salle, Morris
et une sorte de spirale faite de tentures blanches ; des miroirs, des
projections en rotation d’images de l’occupation nazie. Pour changer. « De
Mémoires ». C’est le titre générique. Alors, Juifs/nazis, forcément. Puis tout
un lot de peintures d’une certaine Loutz sans le moindre intérêt. Paul ne sait
toujours pas s’il retournera en Angleterre ou non. Pour l’heure, il travaille
chez Jean-Pierre durant la journée et passe le reste de son temps devant ses
trois écrans. Il teste, apprend, expérimente. Et jubile. Hier soir, il m’a
demandé s’il pouvait emprunter l’un des magnétoscopes pour tester la copie de la
vidéo en numérique. Si jusqu’à présent, je suis resté assez indifférent à ses
expériences, celle-ci m’intéresse dans le cadre de ma volonté de compression de
tout ce qui, en dehors des livres, constitue mon bureau, dont les cassettes.
Trop de place, ça déborde. Il faut réagir, et sévir. Elle est simple, sobre,
sans stèle, sans fioritures. Dessus, il n’y a que les plaques ; pas la moindre
fleur. Mais qui en mettrait puisque je n’y passe jamais, puisque maman ne peut
plus s’y rendre ? Il n’y a guère qu’Annie qui s’y rend de temps à autre. C’est
elle qui a dit à maman que les inscriptions étaient illisibles. Et puis le temps
passant, et il me restait à peine une demi-heure avant la fermeture, Godard à
l’étage, dans une petite niche, dix mètres carrés, deux bancs, deux films vidéo
que j’ai pris en cours, que j’ai dû abandonner à la fermeture. J’y retournerai…
Ai-je déjà dit que j’aimais le Fresnoy, l’espace, l’obscurité, le feutre, le
calme. Il y avait exactement quatre personnes, moi inclus… Ladislas Grudzien
1924-1992. En effet, c’est pratiquement illisible. Maman m’avait demandé de
vérifier si c’était effacé ou simplement sale. J’ai frotté avec le doigt de mon
gant, puis avec un petit morceau de papier. Le doré a réapparu un peu, mais il
faudrait nettoyer convenablement. Je me suis promis de m’en charger, un jour,
tout en me demandant si cela avait de l’importance ; de même pour ces fleurs qui
sont le souci de ma mère et non le mien : est-ce important ? Il me dit aussi,
avec une expression qui tiendrait du triomphe, que d’ici quatre ou cinq ans, il
n’y aura plus besoin de VHS ni de DVD : tout sera directement accessible sur
Internet, téléchargeable à souhait. Est-ce une bonne nouvelle ? Je ne viens
jamais sur la tombe de mon père. Je n’y vois pas de sens. Je n’en ressens pas le
besoin. Je préfère avoir ses lunettes de soleil sur le nez et de ses traces
manuscrites sur des bouts de papier glissés dans mes cahiers. Mais il m’a semblé
important de faire réapparaître l’inscription. Pourquoi ? Pour que cette
sépulture ne soit pas anonyme ? Pour que quelqu’un sache que la personne couchée
là a un nom et n’est pas oubliée ? À la sortie, j’ai considéré quelques tombes
de guingois, ou effondrées, sans aucune inscription, effacées ou emportées. Je
me suis demandé si cela était dommage ou non, si, en définitive, de la même
manière que pour les édifices, les monuments, les toiles, les livres, les
sculptures, il ne fallait pas laisser faire le temps et ne pas intervenir, ne
rien tenter... Restaurer une toile, ravaler une façade, entretenir les
inscriptions des tombes ? Celle de Strawinsky n’en porte aucune. Il en va de
même pour les photos que l’on démunit de leur papier, dont les trois que
Francine a fait apparaître sur mon écran, faites par Olivier qui a conduit
Francko à Rotterdam pour son départ pour le Japon. Le cargo s’appelle Pugwash
Senator, de Rostock. Sur l’une d’elles, il pose fringant face à la poupe, prêt à
embarquer. J’espère que tout se passe bien pour lui. Et puis il entre dans son
ordinateur tous les CD de la maison (sauf les miens, bien entendu), télécharge
des milliers de musiques et de films. Il exulte. « Je vais télécharger la
planète entière. Je vais être le roi du monde ! » Circuit : Cambrai, St Quentin,
Laon et Soissons. C’était à boucler dans la journée, selon son gré et en tenant
compte du fait que les antennes sont fermées le midi. Il était 9 h 45 lorsque
j’ai sorti la voiture du sous-sol du garage sous l’œil de l’un des chauffeurs en
titre, un de ceux qui sillonnent les cinq départements à longueur d’année et à
qui, pour une raison qui nous échappe, l’on n’a pas jugé bon de confier cette
mission très spéciale : la tournée BSP. C’est la première du genre. Mais tout le
monde va être le roi du monde... Il y en aurait une par trimestre… Et pour moi,
est-ce que tout se passe bien ? Je suis resté un moment à considérer l’écran,
puis le clavier, puis l’écran de nouveau avant de me remettre à la constitution
de la Spirale bis, en en profitant pour relire les dernières pages qui ne
l’avaient pas été. Survol. Qu’en tirer ? Je suis consterné face aux pages des
premières semaines, puis émerveillé face à des pages postérieures. Si je fais le
bilan, établissement d’une sorte de moyenne littéraire, je ne sais qu’en penser.
Que faire de ces milliers de pages ? Tout cela mérite-t-il du temps ? Je dresse
mon plan de route : Cambrai, puis rouler jusqu’à Soissons, le point le plus
éloigné, de manière à m’y trouver à l’ouverture à 13 h 15. De là, remonter par
Laon et St Quentin avant le retour à Villeneuve... Je suis parti sous la pluie,
puis le soleil est apparu sur la place de la République où je me suis garé. Il
était 11 h 15. Il m’a fallu un bon quart d’heure pour dénicher les locaux de
l’antenne muchés dans un recoin d’un bel édifice du XVIIe. « Bonjour, je viens
chercher les dossiers. » Sourires. Ils sont là, ils m’attendent. On me les
livre, je vais les déposer dans le coffre de la voiture avant d’aller prendre un
café au Chien qui Fume avec une cigarette et mon calepin sur lequel j’inscris
mes premières notes de la journée. Je prends la route aussitôt après en
direction de Soissons. J’ai des plans, des consignes pour ces villes où je n’ai
jamais mis les pieds. Soissons est une bourgade triste et assoupie où j’arrive à
13 h 05 après la traversée d’une campagne légèrement vallonnée ; il y a du
soleil au milieu d’un ciel chargé de beaux nuages blancs. Je suis pratiquement
seul sur les petites routes. Mais je n’avais pas la tête à ça. Très vite, j’ai
abandonné pour me mettre à bricoler sur mon ordinateur que Paul a remis à neuf.
Je reconnais que je suis assez satisfait ; seul le réseau domestique m’inquiète
un peu : tout le monde peut avoir accès à tous les documents de tout le monde,
Susan, Paul, moi, chacun à son étage respectif, sans compter les voisins turcs
qui, si j’ai bien compris (une idée de Paul), y auraient bientôt accès. Il est
hors de doute que ni elle ni lui n’ira fouiner dans mes petits papiers ; il
n’empêche, ça ne me plaît pas ; je n’aime pas cette idée d’une porte non
verrouillée qu’il suffit d’entrebâiller. En même temps, il y a une obscure
jubilation à ce qu’ils le fassent et tombent sur des « secrets ». (Mais qui de
l’espion ou de l’espionné serait le plus gêné ?) D’autres photos viennent
d’arriver. Francine me raconte qu’il n’y a qu’un seul passager hormis Francko,
un militaire allemand. Le soir de leur arrivée, Francko, Olivier et ledit
militaire ont été conviés à la table des officiers. L’une des photos montre la
salle à manger ; une autre, un bureau avec son laptop dessus. La troisième est
une vue de la cabine, très vaste, avec un petit salon. C’est presque luxueux ;
jamais on imaginerait qu’il s’agit d’un cargo. Je prends les dossiers, file
aussitôt sur Laon. Campagne similaire. Je ne prends que les petites nationales,
autant en profiter. J’emporte les dossiers, file sur St Quentin, vue de très
loin de la grosse bâtisse qu’est la cathédrale qui marque l’horizon. Cambrai,
Soissons, Laon sont des bourgs où je n’ai eu aucun mal à circuler, aucune peine
à trouver les adresses. Il n’en va pas de même pour St Quentin. Dès l’entrée, un
bouchon, grosse circulation véritablement urbaine et presque disproportionnée
qui m’oblige à emprunter une petite route et à contourner la ville par l’ouest,
et, après de multiples détours au hasard, à me retrouver dans le centre comble
de voitures. Je mets un temps infini à trouver l’adresse dans une zone de
ruelles étroites et pentues où j’apprends qu’il n’y a rien à prendre, qu’il n’y
a pas de dossiers. La différence, c’est qu’il s’agit de Strawinsky ; tout le
monde sait de laquelle il s’agit et elle ne sera jamais oubliée ou perdue.
Tandis que celle de mon père... Dois-je alors la garder propre ? Dois-je faire
en sorte qu’elle « dure » le plus longtemps possible ?… Et, je ne sais comment,
Domicile conjugal m’est venu à l’esprit, cette chose antique dont l’intégralité
a été enregistrée avec Valérie au piano avant le récital qu’elle en a donné rue
Manuel. Je me suis demandé dans quelle mesure je ne pourrais pas l’éditer. C’est
ce qu’affirme le type ahuri qui me reçoit, qui me regarde comme si je venais de
pousser à ses pieds ; qui me dit que la responsable est partie en week-end
(c’est jeudi et il est 15 h 30 !) et qu’il n’est au courant de rien. Il m’emmène
dans le bureau de ladite où il farfouille en vain dans une armoire avec ce même
air rigolard qui très vite m’exaspère. Je sors, entre dans le premier café venu,
le Bar des Amis, où la dame déclare ne pas servir de sandwiches. « Allez à la
boulangerie à côté. Ils ont des paninos. » Je reviens y manger mon panino avec
un verre de blanc. Je reste à peine une demi-heure avec quelques velléités à
ouvrir mon calepin. Hésite à faire quelques pas dans cette ville que je ne
connais pas. Consulte ma montre, évalue le temps pour rentrer. En définitive,
décide de prendre le chemin du retour, cette fois par l’autoroute. Il est 17 h
30 lorsque j’arrête la voiture dans le garage. Je ne suis finalement pas
mécontent de cette expérience... Un CD et, l’accompagnant, les dessins et les
textes d’origine, puis quelques commentaires sur Valérie, puis les mentions qui
en sont faites dans les journals… De là, je me suis rendu au cimetière du 11. Il
m’a bien fallu une vingtaine de minutes avant de retrouver cette tombe dont je
connaissais pourtant l’emplacement exact. J’avais beau faire, je ne la
retrouvais pas, à un point tel que j’en étais arrivé à me demander si elle
n’avait pas été détruite ou retirée. Je tournais et tournais à n’en plus finir,
allée après allée, autour de cette place où elle devait se trouver et où elle ne
se trouvait pas. J’en étais au point de poser la plante sur n’importe quelle
tombe, ou sur une de ces tombes sans nom, sans inscription, délaissées,
abandonnées, et de m’en aller, de m’en retourner chez ma mère où je me voyais
lui dire : « Il m’est arrivé une chose incroyable : je n’ai pas retrouvé la
tombe de grand-père et grand-mère. Je crois qu’elle a été retirée ! » J’ai fini
par tomber dessus. Leur visage était toujours là, grand-père à gauche,
grand-mère à droite, à me scruter par-delà les ombres ; en revanche, les
inscriptions étaient pratiquement invisibles. Et celles-ci étaient bien
effacées. Ma mère prévoit de les faire refaire. Mais, dans leur cas, la photo ne
suffit-elle pas ?… (J’ai des petits frissons chaque fois que je regarde les
photos que j’ai prises d’elle dans le cadre de l’album.) Jake est revenu de
Croatie où sa brève petite amie l’a laissé tomber ; sur la route, il s’est
arrêté à Prague où il en a trouvé une autre, avec en prime un gros contrat pour
ses tournois de basket-ball. Il nous raconte tout cela à table, dont une épique
partie de ping-pong qui l’a opposé à un gros ponte tchèque (le père de la
précédente), celui-là même qui lui signera le contrat (il l’a laissé gagner). Sa
maturité m’étonnera toujours. Ou est-ce son physique qui en donne l’impression,
physique auquel s’allie une culture générale de même importance ? (Mais je n’ai
toujours pas compris comment de Merleau-Ponty il était passé au basket-ball…)
Maman achète des livres « rigolos », écrit des choses singulières dont elle me
lit une partie au téléphone, humour que je pourrais qualifier de « déjanté »,
encore que cela dépende de la manière dont on le considère, et je ne sais
comment le considérer. Elle me raconte aussi qu’elle en a assez de se faire
marcher sur les pieds, a décidé de réagir face à toutes les injustices dont elle
a été la victime dans les hôpitaux depuis près de quarante ans, en a dressé la
liste, passe des coups de fil, rédige des lettres à des professeurs, à des
médecins qui se sont mal conduits envers elle. Pour l’appuyer, et c’est du reste
l’origine de cette révolte, un livre qu’une infirmière a fait paraître à compte
d’auteur : La médecine en colère. (Dans Notturno indiano : « Je ne sais qui a
dit que dans la simple activité de regarder, il y a toujours une part de
sadisme. ») « Moi aussi, je suis en colère ! » dit-elle. Et me reparle de
l’affaire de Berck d’il y a quarante ans, des mois qu’elle avait passés plâtrée
sur un lit pour des douleurs au ventre dont elle se plaignait depuis des années
et que personne n’était capable de définir et donc de guérir. Elle en a beaucoup
souffert, d’hôpitaux en hôpitaux et de professeurs en professeurs, jusqu’à ce
qu’il s’en trouve un qui, éberlué, diagnostique une simple congestion d’ovaires.
Erreurs médicales, égarements thérapeutiques. (Un médecin a-t-il le droit d’être
distrait ? A fortiori, trente ?) Aujourd’hui, elle décide d’appeler cet hôpital,
non pas pour demander réparation, mais pour dire, simplement. Et puis, et
peut-être est-ce la véritable origine, une émission qu’elle a vue par hasard à
la télé, débat comme il y en a tant eu sur la dépression nerveuse. Il y en a
tant eu. Mais pour elle, c’était comme la première. « Enfin ! » Enfin, on en
parle, enfin l’on va comprendre. Elle m’en parle avec fièvre, avec rage. « Le
monde va enfin savoir, et j’espère que tous les prétendus médecins l’ont vue qui
à présent sauront aussi ce que c’est ! » (Je regarde à l’instant In the mood
for love, quatrième fois, cette fois en DVD. Jus de cinéma. Concentré, nectar.)
Lever 4 h 30. Route sous la pluie jusqu’à Zaventem où Joséphine prend son avion.
Ultimes agitations des mains, il est 7 h 15 lorsqu’elle disparaît de notre vue.
Et puis : que faire ? rentrer ? ne pas rentrer ? Nous sommes un peu groggy,
tournons dans l’aéroport comme hagards jusqu’à ce que je prenne un café qui n’a
pas l’effet escompté. En définitive, nous décidons de gagner Bruxelles. Y
entrons sous une légère pluie, par le Nord que nous découvrons : une suite
d’avenues larges et désertes dans le jour qui se lève ; puis un arc de triomphe,
puis un long tunnel jusqu’à ce que nous abordions un premier terrain de
connaissance : les jardins royaux, la rue Royale ; et un second, les Sablons ;
et enfin, le troisième, rue du Midi. Il y a une place libre juste en face de
chez Pêle-Mêle. À Susan, il a offert un livre d’un certain Cabek, illustre
Tchèque contemporain de Kafka, et à moi, une bouteille de vin du cru, nommé
Frankovka. Je ne l’invente pas. Je lui ai longuement parlé de Kar-Wai et, en
guise d’illustration, lui ai montré l’extraordinaire scène de la sortie au
restaurant, l’immobilité du temps proprement mise en images... Il est huit
heures. Pêle-Mêle ouvre à dix. Nous marchons jusqu’à la grand Place sans but
précis, ou alors, peut-être, à la recherche vaine d’un distributeur européen qui
veuille bien accepter notre carte. La pluie a cessé ; Bruxelles commence à se
réveiller. Nous revenons sur nos pas pour découvrir un nouvel antre à livres,
Bibliopolis, près du Mirabeau et presque en face de Pêle-Mêle. Nous y jetons un
œil. C’est un peu cher, il n’y a rien de bien intéressant et peu d’ancien. Nous
sortons les mains vides pour aller prendre un café à la Taverne Limousine au son
du petit matin qui s’achève. À une table voisine, quatre jeunes gens à l’allure
de sportifs discutent en fumant beaucoup de cigarettes et avec des airs d’avoir
peu dormi. Ils ont des sacs à leurs pieds ; on les dirait de passage, en attente
de gagner la gare à l’autre bout de l’avenue. Il y a quelque chose de moite dans
ce bistrot qui s’ébroue, et en nous considérant tous deux muets, comme prostrés,
je propose que nous rentrions. Il est 9 h 40. Elle me dit alors que c’est un peu
bête à vingt minutes de l’ouverture. J’opine, bien que je ne me sente guère en
condition pour affronter des milliers de livres... « Filete de Cherne ». C’est
ce que j’avais commandé et mangé au Transmontana à Lisbonne, traduit par «
chenier » sur la carte. Ce « cernia pesce » que je trouve dans Tabucchi ne peut
être que le même poisson. Il ne figure pas dans mes dictionnaires. Je trouve
bien ses différentes têtes dans divers sites italiens, mais pas la moindre
possibilité d’une traduction. Qu’est-ce qu’un « cherne », « cernia» ? On ouvre
les portes devant nous, nous sommes les premiers à franchir le seuil, à pénétrer
dans la caverne que pour la première fois nous voyons déserte. C’est émouvant et
palpitant comme si ce n’était que pour nous seuls. Elle file aussitôt au rayon
anglo-saxon, moi à la littérature française après être retourné à la caisse
attraper l’anse d’un panier. J’épluche tout, rangée après rangée. Qui parlait de
fatigue ?… Maman continue à prendre des notes, à relever des souvenirs, en ce
moment à tendance humoristique. Elle s’aide de choses connues, de chansons, par
exemple, ou de choses qu’elle a entendues. L’un de ces petits textes, calqué sur
Je me voyais déjà, parle de sa maladie, de sa souffrance. C’est un texte en
vers. Dont l’un, en substance, dit : « Et je suis sur mon lit/À souffrir sans un
cri. » Elle a les yeux emplis de larmes. Et pour elle-même, sans même me
regarder, elle ajoute : « Ce n’est pas vrai, je hurle comme une bête, mais c’est
pour la rime. » Puis poursuit sa lecture. Ma mère est écrivain… Au Transmontana,
les vins ont un curieux arrière-goût, le pain quelque chose de bizarre.
L’éclairage est au néon et le patron, joufflu, un peu timide et arborant une
queue de cheval, galope entre la minuscule salle et la cuisine en contrebas à
croire qu’il se charge à la fois de la cuisson et du service. Susan prend des
pasticinas de morue, moi un filete de cherne. La cuisine est extrêmement simple,
presque fruste, légumes cuits à l’eau sans sauce en accompagnement. Ça n’est pas
du goût d’un jeune couple d’Allemands qui touche à peine à son assiette à la
grande déception du patron. Tandis qu’ils se lèvent et paient, je cherche son
regard pour lui adresser un sourire de soutien. Je me suis trompé : il n’y a pas
de dates, mais son nom figure bien. (J’avais trouvé cela humble. Mais je me
demande à l’instant s’il ne s’agit pas plutôt qu’une incroyable prétention…) Et
dans L’angelo nero : « Je suis un poète, la poésie est mensonge, j’ai menti
durant toute ma vie, toute l’écriture est mensonge, même les choses les plus
vraies ; absous-moi, s’il te plaît, je n’ai rien fait d’autre que mentir. » Et
le confesseur dit : « Je ne t’absoudrai pas, mon fils, car c’est un péché grave,
un péché contre soi-même. » Et il répond : « Toute l’écriture est un péché
contre soi-même, durant toute ma vie, je me suis immolé, je me suis sacrifié,
j’ai péché contre moi-même. » « What about Évasions ? » Nous venons de déposer
une multitude de sachets dans le coffre de la voiture, ma fatigue est revenue.
J’en ai un peu assez et la laisse y aller seule. J’entre alors au Lion d’Or et
ses délicates boiseries, au coin de la rue des Carmes ; prends un café en
consultant les quotidiens belges avec l’air grave de ceux qui lisent
régulièrement les journaux. Je parcours un article sur la viédosurveillance dans
les rues de Bruxelles, un autre sur le Théâtre National dont Jean-Claude Drouot
a été durant quatre ans le directeur. Susan me rejoint avec deux nouveaux
sachets que nous déposons dans la voiture avant de retourner à Bibliopolis. Nous
passons en revue les bacs extérieurs dont ceux consacrés à l’architecture.
Belles choses, mais j’ai déjà près de 25 livres dans le coffre et les yeux qui
picotent. Susan achète un ouvrage consacré à Émile Süe qui aurait conçu des
logements miniers à Méricourt. (Jake vient de me dire que j’ai une tête
d’acteur !!!) Susan, Paul et Joséphine sont à une réunion de famille à
Sin-Le-Noble. J’ai passé une partie de la soirée à graver des CD à partir d’une
copie compressée que m’a prêtée Frédérick : Magnetic hands de Beefheart, prises
live en Angleterre ; puis le triple CD de Chatham, An angel moves too fast to
see dont je possède déjà une bonne partie. Die Donnergötter passe à l’instant
(qui m’a un petit peu « influencé » pour Jacqueline. Hm.). J’ai ensuite entamé «
Notte, mare o distanza », énième texte qui se situe à Lisbonne ; et en
particulier Rua Dom Pedro V, là où précisément se trouvait notre hôtel, Pensão
Londres. J’aime particulièrement ce genre de rencontres « exquisitas ». Il est
13 h 00 lorsque nous repartons. Sur la route, je mange la moitié du gros pain
aux raisins qu’elle a acheté dans une crémerie rue du Midi. Une fois rentrés, et
après avoir constaté avec joie que mon tas dépassait largement le sien, j’ai
entamé Et Sacha nous est conté… (En portugais, « exquisito », c’est « bizarre
», alors que l’anglais « exquisite » signifie bien : « exquis ». Bizarre.)
Laurent vient de passer et je referme I volatili del Beato Angelico, ce livre
étrange, recueil de lettres, récits, textes, nouvelles. Un vrac, selon l’humeur,
selon l’envie. Qui me plaît. Avec des rappels, des recoupements, des récurrences
(Lisbonne, le Portugal, l’Inde) et des voies vers d’autres de ses textes. Des
histoires sans queue ni tête ; ou alors où il n’y aurait que des queues et des
têtes… Il est passé prendre les mini-disques de l’enregistrement de son concert.
Il m’a longuement parlé de sa neuve expérience avec La Pieuvre, le big band de
musique improvisée dans lequel il joue depuis peu. Ils se sont produits en
concert il y a quelques jours, ils rejouent dimanche à Tourcoing. Il y a
vingt-cinq musiciens dont une grosse section de cuivres (Richard en fait
partie), et face à eux, un « chef ». Quelques repères codés sont préétablis par
ledit chef qui, à son gré, les transmet aux musiciens par des signes, mouvements
de mains et des doigts. Il dirige sans diriger ; ce n’est pas de la direction
traditionnelle, même si le principe est le même ; Laurent parle de conduction
plutôt que de conduite. Il m’avait dit dans un message avoir été impressionné.
C’est davantage que cela si j’en juge d’après la manière dont il m’en parle.
J’irai les écouter à Tourcoing... Pour un rhume, le portugais dit : «
constipação » et pour « à tes souhaits », « santinha », ou « santinho » selon le
sexe, soit « petite sainte », « petit saint ». Charmant. Au fil de la
conversation, je m’aperçois que musicalement parlant, nous sommes très proches.
Au niveau du goût, de la sensibilité, de l’approche, de l’attente. Je lui ai
remis le numéro de La Porte qui contient mon texte sur la musique. J’ai hâte de
connaître son opinion… Ce matin, pour la première fois, je n’ai pas pensé à
aller l’embrasser à son bureau où elle se trouve, comme chaque matin, à cette
heure-là. Je n’y ai pensé qu’une fois habillé, prêt à partir. Ce qui fait que le
« hello » et le « goodbye » n’ont été séparés que de quelques minutes (3’ 27’’
exactement). Il avait l’air particulièrement fatigué. J’ai l’impression que
c’est quelqu’un qui vit beaucoup (beaucoup trop ?). Qui court. (Peut-on vivre
beaucoup trop ?) Tout va bien, à part que je ne peux toujours pas accéder à mon
site. Paul a essayé de résoudre le problème en début d’après-midi. Non seulement
il n’y est pas parvenu, mais en outre tout le réseau s’est arrêté et, avec cet
arrêt, celui de l’ADSL. Heureusement, la connexion avec Nordnet existe toujours
et je peux toujours lire mon courrier. J’ai poursuivi ma recherche des documents
égarés de Domicile conjugal. Je suis un modèle d’ordre et de méthode, tout est
classé, fiché, répertorié. Je ne comprends pas ce qui s’est passé, d’autant que
la chemise comporte bien les partitions, mais pas les textes, les plans et
croquis qui les accompagnaient dans la version scénique à l’origine ! (J’aime
Tabucchi. Et si l’on me demande pourquoi, je dirais : je ne sais pas…) J’ai
alors appelé Francine pour lui demander s’ils n’étaient pas à la Renaissance, si
je ne les y avais pas laissés à l’époque où Francko, Olivier, Anne, Valérie et
moi y avions travaillé. Elle a regardé, n’a rien trouvé. Elle me suggère d’y
aller voir moi-même, notamment dans un classeur portant mon nom. J’ai néanmoins
continué à tout retourner. Sans succès. Je cherche et ne trouve pas. Depuis hier
soir, ça me trotte dans la tête, et je cherche sans trouver le moindre élément
de réponse. Alors, je me suis assis et je tape, laissant aux doigts la charge de
démêler, de débrouiller. J’y pensais pendant, et puis après sur la route du
retour, et y pense sans cesse depuis sans parvenir à trouver la voie pour
exprimer. Mais pour exprimer quoi ? Je me suis enfin décidé à entreprendre la
conversion numérique du Journal musical. Et avec quels mots ? Extraordinaire,
inédit, inouï ? Et je pensais précisément aux deux vocalistes dans les moments
les plus forts, l’un produisant des sons et émettant des bruits, l’autre
débitant un texte à toute allure, et tous deux se trémoussant, gigotant et se
tordant sur leurs chaises, comme hors d’eux-mêmes, à l’image de tous les autres
instrumentistes, à cette différence près que dans leur cas, c’était visible,
palpable, on ne voyait plus qu’eux. On leur a fait un signe, signe de départ, et
alors ils partent, et comme à ce moment-là le son est fort, ils partent fort. Et
je me demande : qu’est-ce qui agit à ce moment-là en eux ? qu’est-ce qui se
libère, que laissent-ils aller ? Pièce par pièce, après avoir hésité des jours
et des semaines sur la marche à suivre. Ils parlent, profèrent, crient,
vitupèrent, spontanément, instantanément, sans que rien ne soit écrit, ou prévu
ou calculé, rien hormis les signes du chef qui, à un moment donné, leur a permis
le départ. Ils y vont, jusqu’à ce qu’un autre signe leur dise de s’arrêter.
Alors, ils s’arrêtent. S’immobilisent tout à coup sur leur chaise et se taisent
comme si rien, jamais, n’était arrivé… (Mais que se passe-t-il s’ils ont envie
de continuer ? et se sentent-ils brimés d’avoir été contraints d’arrêter ? Et
que se passerait-il s’ils continuaient malgré le signe d’arrêt et si, par
conséquent, ils enfreignaient la règle du groupe ?) Il y a un problème : des
piques de saturation qui ne se justifient pas, qui viennent de je ne sais où !
Ils ont sans doute prévu des choses et, comme tous les instrumentistes, ils ont
des choses en réserve, en magasin ; ils ont une panoplie de gestes, de sons, de
mots, de cris, de notes, et ils y puisent, c’est en eux ; mais à ce moment-là,
il y a quelque chose juste devant la pensée, en avant de l’esprit qui fait
qu’ils sont hors d’eux-mêmes et qu’ils sont pris ; une chose qui fait que la
panoplie est accessoire, n’est qu’un tremplin, un ressort qui va les propulser
en avant. C’est de l’improvisation. Tant pis, je ne cherche pas à élucider cette
nouvelle énigme. J’enregistre, nettoie les passages « endommagés », avance. Ce
n’est qu’une fois le tout enregistré que je pourrai commencer à déterminer
l’ordre du contenu du premier CD. (Je regarde le sommet des arbres depuis mon
bureau de l’entresol et pense qu’il est tout de même drôle que les feuilles
tombent une à une, régulièrement, et non pas toutes en même temps…) (Je regarde
la carte du monde qui me sert de sous-main et me dis qu’il est dommage que je
n’aie pas régulièrement de ses nouvelles afin que je puisse suivre sa
progression au jour le jour. Dix jours qu’il est parti. Lundi, il sera à
Singapour…) J’ai toujours été stupéfait face à l’improvisation, non pas celle
académique de l’application d’un cours et dont l’emploi est erroné, usurpé,
contradictoire, mais celle, réelle et juste, qui nie les lois, les canaux, les
grilles et les codes. Je l’ai toujours pratiquée, toujours privilégiée, depuis
toujours, au détriment du travail. Comment l’exprimer ? Un jeu de l’instant ?
l’acte qui constitue à jouer sans réfléchir, sans se donner de règles, de
conduites, simplement à jouer et à se laisser mener ? Mais mener par quoi ?
Certes, il y a une histoire, un passé, une réserve, pour moi comme pour un
autre, et cette somme va participer, entrer en jeu, c’est évident. Mais il y a
autre chose aussi. Quoi ? (Jean qui m’appelle. Je suggère que nous fassions
l’essai d’un cours à deux durant l’absence de Francko.) Ils sont vingt-cinq,
cuivres, deux guitares, deux batteries, synthétiseur, échantillonneur, trois
vocalistes dont une femme. Il y a, comme il se doit ou comme on pourrait s’y
attendre, un chef. À cette différence près que ce serait plutôt un guide, ou un
vingt-sixième instrumentiste dont le jeu est de mener. Qui, tout comme les
instrumentistes qui lui font face, ne sait pas où il va. Il choisit pourtant, il
faut bien commencer. C’est lui qui fait le choix, le choix de la conduite d’un
bout à un autre, d’un début jusqu’à une fin, à l’aide de signes, de codes qui
disent le départ, l’arrêt, les nuances, le crescendo, le decrescendo, la
longueur, la nature de la note. Entre ces deux moments, il ne sait pas ce qui va
se passer ; il va sans doute le décider au fil des notes, en cours de route,
selon ce qu’il va entendre, selon ce qui va se produire qui est inouï, soit qui
n’a jamais touché l’oreille de quiconque. Lui aussi a une histoire, un passé,
une éducation, une pratique, et toute cette somme va intervenir, va participer,
va influencer. Forcément. Mais il ne sait pas ce qu’il va en faire, ce qu’il va
y puiser, il ne sait pas où il va ; ne sait pas ce qu’elle lui réserve. En
vérité, il n’y pense pas, il ne sait pas que ça existe ; ça existe en-dehors de
lui. Il juge du chemin, mais le chemin n’est pas tracé, pas prévu, pas même
deviné. Il va. Va au gré de ce qu’il entend. Il faut bien commencer, il faut
bien, d’une certaine manière, mener (mais le faut-il vraiment ?) ; alors, il
mène, et ce qu’il mène est, à chaque instant, à chaque seconde, remis en
question puisque cette seconde existe pour la première fois. Il y a des trames,
des lignes qui se construisent dont certaines, c’est inévitable, prennent des
voies déjà faites, déjà tracées et écrites qui font désormais partie de
l’histoire, et l’on perçoit Scelsi, Berio, Ligeti, mais c’est un peu par hasard
; c’est une assise, un point de départ, un point de décollage, une piste.
J’avais commencé hier, j’ai repris ce midi. Dans l’après-midi devait passer une
partie de la famille de Dominique. J’ai eu l’occasion, à quelques reprises, de
croiser Amélie, sa nièce, et Marie-Claire, sa sœur, à la maison ; nos relations
sont restées assez distantes, de ma part, ou de la leur, je ne peux dire. Pour
ma part, je ne sais quelle attitude avoir, comment me comporter ; au bout du
compte, ça me met plutôt dans l’embarras et jusqu’à présent, il m’a semblé
préférable de rester en retrait. C’est ce que j’ai fait. C’est un jeu de pistes,
une chasse au trésor, avec ses étapes, ses échecs, ses reculs, ses essais, ses
doutes. Avec un trésor au bout. Mais un trésor dont on ne sait ce qu’il est, de
quoi il est fait. Personne ne le sait, de quelque côté que l’on se trouve de
cette barrière entre salle et scène. Surprise ! Et la piste va, et chacun de son
côté la suit, et tout à coup, ça y est, ça éclate, c’est là, et à ce moment où
ça éclate, où il y a comme un fracas, une enveloppe arrachée et éclatée, à ce
moment-là, c’est prodigieux. À ces moments-là, il y a une suspension et ce qui
arrive, ce qui m’arrive, qui arrive jusqu’à moi comme ce qui arrive en moi, est
proprement incroyable, car ce qui m’arrive ne m’est jamais arrivé, car ce que
j’entends à ces moments-là, je ne l’ai jamais entendu, et à ces moments-là, je
me dresse sur ma chaise, je me hausse, m’élève, et je n’y crois pas… Ils sont
rentrés. Susan est partie se coucher. Je suis descendu me faire une tasse de
café et une cigarette. Joséphine était dans la cuisine, de retour de Londres. Je
ne l’avais pas vue depuis une dizaine de jours. Nous prenons des nouvelles, elle
me demande comment s’est passé mon voyage en solo à Venise. Je lui en parle
longuement. Un peu trop peut-être car à un moment donné je l’ai sentie
distraite, puis absente avant qu’elle ne s’éclipse comme une flèche brune de
vent. Je suis remonté en me racontant le reste à mi-voix… Une nouvelle marque de
cigarettes, les « fumer tue ». L’étoile jaune des Juifs, la crécelle des
lépreux… Je me suis alors installé pour regarder La dolce vita acheté ce midi
dans une collection intitulée « Ciné-club ». Arrivé à mon bureau, j’avais
constaté avec une drôle de surprise qu’il avait été tourné 13 ans avant son
heure, soit en 1947 au lieu de 1960, et que le temps, pâte molle comme on le
connaît, en avait réduit la durée de moitié, soit 90 minutes au lieu de 180 !
Que dois-je en penser ? Serait-ce la version que Fellini a conçue avant même
d’avoir eu en lui l’idée du cinéma ? Pour corroborer, le titre inscrit est Dolce
vita. Je l’ai glissé inquiet dans la trappe du lecteur... Marie-Claude et
Bernard, et Jean-Pierre par la même occasion, que Susan avait invités. Il était
19 h 00 lorsque je suis rentré ; elle s’était chargée du repas, je n’avais plus
qu’à mettre les pieds sous la table. Bernard était passé dimanche dernier, alors
que j’étais à Venise, pour déposer les quelques photos qu’il avait prises chez
nous quelques semaines auparavant. Je ne sais ce qui m’a fait penser que les
deux avaient un lien, les photos et cette invitation en pleine semaine. De toute
manière, je devais sortir pour diverses courses, dont l’achat d’étiquettes pour
CD, et de pochettes, au cas où il s’en trouverait. Paul m’a assuré que oui, chez
PC City à Leers. J’y suis allé, c’était fermé. À côté se trouve Boulanger. Il y
a deux jours, la porte du frigo m’est restée dans les mains projetant quelques
œufs et une bouteille de lait sur le sol : patte du gond cassée net, c’est
irrémédiable. Susan pensait en acheter un d’occasion chez Emmaüs. J’ai préconisé
un neuf qui, tant qu’à faire, puisse s’harmoniser avec la nouvelle cuisinière.
Il n’y en a qu’un de ce type chez Boulanger. Je note le prix, me promets de
passer voir à Géant et chez Darty pour comparer. Je pense alors qu’il pourrait y
avoir des étiquettes. Oui. J’en achète. Mais pas de pochettes. (Après Halloween
et les « fumer tue », la Pentecôte et son lundi qui ne chôme plus. Personne ne
moufte…) J’ai tout entendu, je sais tout, je connais tout, il n’y a rien en ce
monde de musique que je ne connaisse pas, que je n’aie pas une fois entendu,
rien qui, en matière de son et de musique, ne puisse encore véritablement me
surprendre, m’étonner, me tirer hors de moi. Rien qui puisse m’abasourdir. De la
simple note jusqu’à la masse la plus indescriptible, j’ai tout entendu, je
connais tout... Pourtant, ce que j’ai entendu hier, durant quelques minutes de
suspension, de grâce totale, je ne l’avais jamais entendu, n’avais même pas
imaginé pouvoir l’entendre un jour. Je reviens à Roubaix. Me gare à Géant, fais
quelques courses en me promettant d’aller prendre un café à la boutique spéciale
dans la galerie, et, tant qu’à faire, d’y acheter du bon café. Comme à
l’accoutumée, je jette un œil au rayon livres. Rien ne semble avoir bougé depuis
la dernière fois : les deux Sollers sont à la même place, les Amélie ont
conservé le même ordre (mais qui peut acheter des livres à Géant ?). Ces
Amélie-là, je les ai tous. Je survole, à la recherche de quelque chose de mince.
Je tombe sur Shûsaku Endô, Le dernier souper et autres nouvelles, série Folio 2
€. Inconnu. J’emporte. Dépose mes commissions dans la voiture, reviens
m’installer à la petite terrasse où je prends une part de gâteau au coco et un
Kenya en me demandant pourquoi cet endroit précisément, galerie de Géant, plutôt
qu’un autre, certainement plus agréable ? (Mais est-ce si désagréable ?) Berio,
Scelsi, Ligeti, tout est écrit, pensé, calculé, et tout est interprété à la note
près. Mais ça, ce que j’ai entendu, ils ne l’ont pas prévu et ne le prévoiront
jamais, même s’ils s’autorisent parfois un peu d’aléatoire. Ils ne l’écriront
jamais. Ça ne s’écrit pas. Et à la limite, ça ne se joue même pas, ce n’est pas
jouable. Et je comprends l’exaltation de Laurent à m’en parler, et je comprends
mes difficultés à en parler, à tâcher du mieux que je peux de donner une
transcription écrite (une traduction) de ce que j’ai entendu… Apéritif dans la
cuisine, Jean-Pierre a assuré la conversation, a parlé de son travail, de ses
enfants ; était intarissable, comme s’il avait eu les lèvres soudées des
semaines durant. Marie-Claude et Bernard se sont contentés de l’écouter, hochant
la tête de temps à autre ; c’était la première fois qu’ils le rencontraient. Je
me suis demandé s’ils n’en étaient pas incommodés. (Il s’agit bien de la bonne
version dans son intégralité. Qu’il m’a été impossible d’interrompre avant la
fin. Encore !) Il n’empêche, le café est excellent. J’entame Endô avec ma
cigarette. « Les Ombres » est la première nouvelle. Dès les premiers mots, je
soupire, pense aux Kawabata que je n’ai jamais réussi à achever, pense de
nouveau qu’il est parfaitement vain et illusoire de traduire le japonais, et que
ce que je suis en train de lire, dans sa banalité et sa convention, n’a
vraisemblablement rien à voir avec la langue et la pensée japonaises. Ce que je
lis, je pourrais le lire n’importe où ailleurs, c’est de la convention pure.
Pourtant, et ça me pousse à poursuivre, il y est question d’un prêtre
catholique. Hier, Roman me disait qu’au Japon on fêtait Noël et qu’il y avait vu
des sapins. Des sapins ? Noël ? Il n’est pas question de sapins dans ce texte,
mais bien de Catholiques, du Christ et de Noël. « Je » écrit Endô. Est-ce
autobiographique ? Sans doute. C’est donc qu’il a été croyant et pratiquant
durant sa jeunesse, lui Japonais allant à la messe. J’attends une réflexion sur
le sujet. Qui ne vient pas. Ce n’est qu’un décor au récit.… À l’instant An angel…
de Chatham. Je me demande ce que fait là cette foutue batterie parfaitement
inutile. Tchacapoum, Tchacapoum… Je n’ai pas de réel souvenir du repas ; je
pensais souvent aux photos auxquelles, à un moment ou un autre, j’allais devoir
faire allusion. Je me doutais que Bernard l’attendait. Mais je ne savais qu’en
dire hormis le fait que je ne m’y aimais pas. C’est lui qui en a parlé après le
départ de Jean-Pierre et alors qu’eux-mêmes s’apprêtaient à l’imiter. J’ai un
peu éludé en parlant du soi en tant que modèle, lui ayant entamé le sujet par
les photos faites par Patrick. Une photo de soi est-elle réussie parce que l’on
s’y reconnaît ? Peut-on s’oublier pour ne considérer que l’image et tâcher
d’être objectif ? Je ne m’aime pas sur les photos de Patrick ; ça n’en fait pas
de mauvaises photos, au contraire puisqu’elles sont de qualité, de fond comme de
forme. Il en va de même pour celles de Bernard, à cette différence près que là,
pas le moindre mot ne voulait sortir, et je sentais que toute formule aurait été
comme une formalité puisque je ne pensais qu’à ma tête qui ne me plaisait pas.
Je ne suis pas sûr qu’il ne soit pas parti déçu… France-Musique était là aussi,
affublé de son « s » frauduleux, émission d’une heure, direct avec une
animatrice un peu falote qui, visiblement, n’était pas entrée dans la bonne
salle. C’est en outre une sorte d’affront à l’improvisation qui, par définition,
ne peut s’inscrire dans une durée. Mais ils s’y prêtent ; Olivier Benoît, le
chef, s’y prête, qui conduit une petite demi-heure ; puis quitte la scène pour
rejoindre le micro le temps d’une courte interview pour ensuite regagner la
scène le temps d’une seconde « pièce » d’une petite demi-heure, ce jusqu’à 21 h
30, fin de l’émission. Pile. Pas une seconde de plus. Fin de l’émission, fin du
direct. Mais le public en redemande, et il est vrai qu’il aurait été regrettable
et un peu stupide de s’arrêter là devant cette salle comble, trois cents ou
quatre cents personnes, je n’en revenais pas. Le chef remonte sur la scène, ils
jouent de nouveau. Mais qu’est-ce que ça veut dire : « ils jouent » ? Jouent-ils
? Sont-ils encore des instrumentistes ? Est-ce encore de la musique ? Ils
jouent. Une troisième et dernière « pièce ». Et c’est fini. Je suis abasourdi,
me lève, m’ébroue. Je reviens d’un long voyage… J’ai reçu le n° 20 de
l’Intermédiaire des casanovistes. Hommage à Pierre Gruet qui a fait fortune
grâce à diverses affaires qui, à une époque, lui ont permis de s’acheter le
palazzo Verdramin près de San Marco.
Hm… J’aimerais savoir de quelle
sorte d’affaires il s’agit... Le dernier
mot de la nouvelle coïncide exactement avec la fin de ma cigarette et de mon
café. Je passe alors dans la partie boutique. « Je voudrais du café. » « Lequel
? » « Du Kenya. » « Pour quel type d’appareil : cafetière italienne, espresso,
filtre, électrique ? » Je reste un peu interdit. « C’est pour la mouture »,
dit-elle. Elle me fait alors découvrir sa machine qui ne comporte pas moins de
dix positions de mouture. « Italienne, espresso. Un peu des deux. » Elle
consulte un papier. « Cafetière italienne, c’est 4 ; expresso, c’est 5. Je vous
le mouds à 4 ? » Elle attend mon approbation, je feins la méditation. «
Moulez-moi-le à 4. » Je prends ensuite quelques chocolats pour les filles,
Joséphine et Susan. Décide, avant de regagner la voiture, de passer chez
Nicolas. Mais auparavant, l’électroménager Casino où je trouve le même frigo
Ariston cent euros plus cher. (Une interview, une émission : était-ce vraiment
nécessaire ? ne faut-il pas laisser tout cela dans la brume, dans l’énigme ?) À
ma grande surprise, Nicolas me demande des nouvelles de l’après-midi pâtisserie
dont je lui brosse les grandes lignes. Puis nous parlons de choses et d’autres,
dont de Noël. Comment est-ce venu dans la conversation ? « J’ai horreur de Noël
», dis-je. « Moi aussi », dit-il. « C’est la période la plus terrible de
l’année, je mets des semaines à m’en remettre. Je parle en tant que commerçant,
bien sûr. Durant dix jours, c’est la folie complète, je n’arrête pas une
seconde, j’ouvre trois dimanches à la suite. C’est bon pour les affaires, mais
pas pour moi : ça m’épuise littéralement. » Qui m’a dit que durant la période
des fêtes, les commerces font pratiquement leur chiffre d’affaires de l’année en
une dizaine de jours ? (Ou moulez-le-moi ?) Parlant de Roubaix, Jean-Pierre a
dit cette chose qui m’a particulièrement frappé : la meilleure façon de faire
mourir les commerces dans une rue, c’est de la mettre en sens unique. Ç’a été le
cas de la sienne, rue de Lille, à une époque très commerçante. Il dit que c’est
une loi urbaine. C’est très troublant... « Ça dépend des commerces », m’a dit
Alfred en faisant claquer son tiroir-caisse. Je compare le cinéma japonais avec
le cinéma occidental et me dis que si l’on ne peut entrer dans cette
civilisation, du moins peut-on l’approcher et s’en faire une idée, fût-elle de
l’ordre de l’exotisme. Je compare à présent la littérature occidentale à une
pseudo traduction de la littérature japonaise au point où je la connais et je
décrète qu’il est impossible d’en saisir quoi que ce soit. Les images ont une
capacité que les mots n’ont pas. Et en outre, il y a la langue, même si on ne la
comprend pas. Le son, les intonations, le timbre ajoutés aux gestes, au
comportement, au paysage aident à la compréhension, à la création d’une forme de
familiarité. La banalité transmise par les images d’Ozu est pénétrante ; celle
des mots tels qu’ils apparaissent dans le livre d’Endô, n’en reste qu’à son
niveau premier : un ordinaire reproductible à des milliers d’exemplaires dans le
monde. Je me demande s’il n’est pas tout à fait vain de traduire toute langue si
éloignée des nôtres… (J’ai beau faire : je ne parviens pas à imaginer un
Japonais aller à la messe.) Mes Minervois habituels, un Premières Côtes de
Bordeaux, un Frontonnais qu’il me conseille. J’y ajoute un Chardonnay. Retour.
Maison vide. Susan m’avait parlé de les emmener visiter la Piscine. Je range à
toute vitesse les courses, monte dans mon bureau. Me remets à l’enregistrement
du Journal. C’est du reste ce que je vais refaire à présent. Bonne journée,
n’est-ce pas ? Frédérick m’a prêté Dust sucker, sessions de Shiny beast, Doc at
the radar station, autres versions, passages sur scènes, quelques inédits dont
le deuxième d’une beauté qui aurait pu me tirer des larmes si je n’avais pas été
si bête… (Comment a-t-il fait pour calculer aussi précisément ? est-ce un hasard
? y avait-il une montre quelque part ? se serait-il permis de continuer, de
déborder si le son l’avait exigé ?) Frédérick, justement, sur qui je tombe ;
nous allons au comptoir prendre une bière. Surgit Richard à qui je ne sais
comment exprimer ce qui me remue encore, me demande même s’il est nécessaire
d’exprimer quoi que ce soit, particulièrement à lui ; mais le lui dis quand
même, je ne me rappelle plus sous quelle forme. Il sourit, me sert un « oui,
c’est rigolo » dont, sur l’instant, je n’ai su que faire (mais c’est Richard).
Puis Laurent est arrivé avec mes deux mini-disques et le CD qu’il en avait tiré.
Je lui ai simplement dit : « C’est extraordinaire. » Il sourit. « Je te l’avais
dit ! » Je trouve Éric bien maigrichon depuis qu’il a entamé un régime pour
perdre les kilos qu’il n’a pas pris. C’est la quarantaine, spectre de la
vieillesse, et du relâchement qui généralement l’accompagne. Mais comment l’en
blâmer lorsqu’on considère les organismes autour de nous qui, livrés au
laisser-aller, s’avachissent, enflent, s’affaissent ; qui ne peuvent que
susciter l’effroi ? (C’est dans l’église Giacomo de l’Orlio qu’a été baptisée
Zanetta Farusso, le 4 septembre 1707, avant de devenir Zanetta Casanova, la mère
de Giacomo…) Patricia qui prête un roman à maman, qui le lit et me demande si
c’est vrai que des tours à New-York ont été abattues par des avions terroristes.
Je n’en crois pas mes oreilles. « Comment ? Tu ne sais pas ça ? » Mais pense
aussitôt qu’à la vérité, il s’en était fallu de peu que je passe à côté – non,
je ne crois pas ; avec la meilleure volonté du monde, il était impossible de
passer à côté (est-ce des avions que je parle ?). Elle m’explique que c’est ce
qu’elle a lu dans ce livre. C’est un hors-série édité par Nous Deux. J’y repense
à l’instant, et me dis que ce n’est tout de même pas anodin. Je devrais
peut-être y jeter un œil. Guitry, dans la bouche de Greuze : « Jacob, je ne
crois pas à la sincérité des opinions politiques affichées par les grands
artistes. Ce n’est pas leur affaire. Ils doivent rester les spectateurs des
événements qui se produisent – car ils sont là pour les prévoir avec malice – ou
bien les dépeindre avec subtilité. » Ce n’est pas très bien dit, mais c’est
juste… Dans le cadre de la recherche d’un nouveau frigo, nous sommes passés chez
Boulanger. Face à l’entrée, des DVD en promotion. Parmi un lot de saletés, je
trouve Parade et un énigmatique Porte de l’enfer d’un inconnu total, Teinosuke
Kinugasa, qui a obtenu trois prix à Cannes en 1954. J’ai pris récemment la
décision, en tant qu’automobiliste, de respecter le piéton et, en tant que
piéton, de me faire respecter de l’automobiliste. J’avance, je m’impose ; je ne
marque pas le moindre signe d’arrêt. C’est ce que j’ai fait ce midi : me suis
engagé, avançant d’un bon pas, déterminé et volontaire. Je n’avais pas encore le
pied sur le terre-plein central qu’une voiture venant de la droite s’est
arrêtée. Je m’en suis étonné. Ai poursuivi ma marche en levant le regard sur
cette voiture qui aurait eu largement le temps de passer. C’était une Golf noire
avec, à son volant, une blonde qui m’a adressé un sourire, sourire que je lui ai
rendu tout en continuant de traverser. Durant quelques minutes, je me suis senti
beaucoup mieux… Pourquoi ai-je décidé de relire Le divorce belge une dizaine
d’années après sa première lecture dont j’ai pratiquement tout oublié ? « Wallon
», par exemple, qui « apparaît au XVe siècle, mais sa racine, wal, qui est
ancienne, remonte à l’antiquité germanique. En ancien haut allemand, “ Walha ”
désignait l’étranger, c’est-à-dire le Celte ou le Romain. Dès l’époque des ducs
de Bourgogne, le mot “ wallon ” a désigné la langue française parlée dans le
Nord et aux Pays-Bas. » ? Pourquoi ? Francine en est à son troisième jour au
Centre d’Art, elle est enchantée. Dimanche, c’est l’exposition Duchêne. Elle m’a
demandé de lui rapporter son livre que j’ai en ma possession depuis quelques
semaines ou mois. Je n’ai pas osé lui dire que je ne l’avais pas terminé. « Il
m’est arrivé exactement la même chose », m’a dit Alfred. « À cette différence
près, que jusqu’au trottoir opposé, j’ai continué à la regarder, et elle de me
regarder. Et arrivé de l’autre côté, j’ai pivoté, me suis dirigé vers la
voiture. J’ai ouvert la portière, me suis assis. J’ai eu un bref regard sur
elle, et elle sur moi. Et je lui ai dit : “ Où allons-nous ? ” “ Où vous voulez
”, qu’elle m’a dit. Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais elle m’y a emmené…»
« D’accord, je te le rapporte. » Il me reste deux jours pour l’achever. Il est
dans mon tiroir et je n’ai pas la moindre envie de l’en tirer. « Le
dictionnaire Larousse lui-même n’hésite pas à écrire à propos du Dinantais
Patenier : “ Peintre flamand, un des premiers maîtres du paysage flamand. ” Il
en est de même de Roger de la Pasture, classé sous la traduction flamande de son
nom : “ Van der Weyden, peintre flamand, né à Tournai. ” » Un jour, peut-être,
dans un quelconque dictionnaire polonais, verra-t-on apparaître le nom d’un
obscur Guy Décembre… À Villeneuve d’Ascq, bourgade tip-top du Nord de la France,
se trouve un chemin John Coltrane. Je passe devant à chaque fois que je fais les
courses au Match de la Cousinerie. À chaque fois, je le fixe avec la même
incrédulité et à chaque fois, j’imagine le colloque municipal au cours duquel il
a été question du baptême de cette voie boisée et inhabitée dont on ne savait
que faire ; et j’essaye d’imaginer la bouche de celui ou de celle par laquelle
est sorti ce nom : « John Coltrane ». Puis celle des autres protagonistes qui
s’est arrondie en tentant de le reproduire. John Coltrane… Lire les pages 70 de
Duchêne avec Two Gongs de Chatham. C’est très étrange. Comme un appoint, une
résonance ; les vagues des sons sur l’onde des mots. Ou l’inverse… Je m’y suis
remis en cours de soirée, un peu avant ce moment-là, l’arrivée des gongs. Je me
suis promis de l’achever avant demain tout en me demandant s’il n’y avait pas là
quelque chose de stupide à me forcer. « Tu as remarqué que l’immense majorité
des piétons disent “ merci ” lorsqu’on les laisse passer sur les passages
cloutés ? Pourquoi “ merci ” puisqu’ils sont dans leur plein droit ? Ça
m’horripile. Ça me donne envie de les écraser. » Il a brutalement refermé son
tiroir-caisse. « Dans le seul département des Affaires étrangères […], une loi
spéciale a offert la mise à la pension prématurée aux francophones pour qu’ils
consentent à céder leurs places aux fonctionnaires flamands. En attendant l’âge
de soixante-cinq ans, ils seront payés à traitement plein sous la condition
expresse qu’ils ne s’occupent plus de rien. » C’était en 1965. Est-ce changé
aujourd’hui ? Midi. Marché bondé. Salle à l’instar pleine. Ensemble de
différentes choses dont l’effacement de l’écriture est l’argument. Différents
supports, tissu principalement ; sur la droite, une quarantaine de sérigraphies,
feuilles blanches, petit format, divers motifs, certaines très belles avec la
déformation du papier comme un rayonnement, et les légendes en un langage
personnel fait uniquement de consonnes. Des tentures blanches, et puis toute la
série des voiles noirs aux pages d’inscriptions gommées, illisibles, comme des
brumes. Je suis en train de les regarder lorsqu’apparaît Jean. « C’est funèbre,
on dirait des faire-part. » J’avoue que ça ne me serait pas venu à l’esprit. «
Et puis, l’effacement de l’écriture, c’est un peu facile, non ? » Je ne sais pas
bien ce que signifie « facile », encore que je comprenne tout à fait ce que Jean
veut dire. « Ça ne change rien à ce que l’on voit, facile ou pas. » C’est vrai
néanmoins que je m’étais fait cette réflexion : « vieux discours, c’est un peu
facile ». Mais c’est vrai aussi que c’est là et que ç’a une certaine puissance.
J’ai eu envie d’acheter une sérigraphie… (Comment fait-on pour être
fonctionnaire wallon à Bruxelles ?) Toâ. Je lis : « Le décor : le cabinet de
travail d’un homme de lettres qui se trouve être un homme de goût. » J’éclate de
rire. Comme j’aurais pu l’écrire, celle-là ! (et comme il aurait pu l’écrire,
celle-ci !) Max surgit alors qui flotte encore après dix cafés et une soirée
passée sur un bateau en compagnie de Didier qu’il entraîne dans son sillage. La
croisière s’est achevée à cinq heures du matin. J’aurais pu jurer qu’ils ne
m’avaient pas reconnu… Bertrand Foly me parle longuement de ses problèmes en
tant qu’intermittent, puis des Chinois qu’il va bientôt recevoir en résidence.
Apparaissent alors Susan, Anne, Roman et Julia de retour du Japon (sauf la
première, quoiqu’elle soit toujours un peu au Japon). J’ai passé une bonne heure
avec Roman qui m’a tout raconté, du moins tout ce qu’il a pu, voulant tout dire
en même temps, ne sachant quoi tirer en premier de ses souvenirs de trois
semaines passées dans ce pays qui l’a proprement exalté. Il a encore grandi, il
va me dépasser en taille. Son visage, sa façon de parler changent aussi. Il va
devenir un homme. En l’écoutant, je me suis demandé quelles seront nos relations
dans quelques années, lorsqu’il approchera la vingtaine, et puis plus tard,
quand moi je commencerai à décliner. Il m’est encore difficile d’accorder cette
nouvelle image avec celle de l’enfant que je transporte toujours en moi. Claire
et Baudouin passent, Baudouin avec qui je parle chat-poney, tandis que Francine
jubile, fait le service. (Impasse Guy Décembre !) Sur le chemin du retour, une
voiture m’a effleuré alors que j’étais déjà engagé. Je m’étais promis, à la
première occasion, de leur flanquer un coup de pied ou de parapluie. Je ne l’ai
pas fait. Il n’empêche : à jouer les Robin des Bois des trottoirs, je vais finir
par me faire écraser… « La langue française tend à devenir progressivement ce
que Chateaubriand avait prédit un jour des langues modernes : “ quelques
sonorités prononcées dans la cime des arbres par quelques perroquets redevenus
libres ”. Quant à la langue flamande, les modifications fondamentales de son
orthographe introduites tous les cinq ans par les autorités néerlandaises ont
diversifié son emploi au point que l’on peut découvrir presque à coup sûr la
génération de chaque fonctionnaire flamand à la manière dont il écrit. » Je
n’avais pas vu Roman durant trois semaines, soit la période qu’il a passée au
Japon. Il avait changé. Ç’a été plus flagrant encore hier, dix jours après,
comme s’il avait été sous l’emprise d’une potion spéciale propre à accélérer la
croissance de ses cellules ; sa taille d’une part, et d’autre part, sa voix qui
est en pleine mutation. Tout à coup, c’était un adolescent que j’avais devant
moi et il m’a fallu plusieurs minutes pour m’y accoutumer. Il m’a harcelé de
questions au sujet de la littérature, les bons et les mauvais écrivains, qui est
le meilleur, et les écrivains japonais, et les Français sont-ils meilleurs que
les Anglais, est-ce que je lis un livre jusqu’au bout même s’il ne me plaît pas,
est-ce que cela m’arrive de sauter des passages ? Et puis son exposé qu’il
prépare sur Dorian Gray dont la version cinématographique l’a chamboulé. Je
demande à Peter si tout se passe bien avec Doris. Il sourit. « Pas de problèmes.
» Combien de temps va-t-il lui falloir pour prendre la direction du centre ?…
Nous parlons. Anne arrive qui s’étonne de ne pas entendre le piano. « Nous
parlons. » Roman file alors à l’étage chercher une guitare qui a échoué je ne
sais comment entre ses mains. Modèle classique. Il me demande ce qu’elle vaut.
Je dis que je n’y entends pas grand-chose en matière de guitare classique, que
j’ai du mal à en jouer, que c’est un modèle très différent du modèle «
acoustique », folk, que j’utilise depuis toujours. Il égrène des accords, me
demande si je reconnais. « Et ça, tu connais ? Et ça ? » Puis je lui parle du
piano, de ce qu’il désire faire, de la manière dont il voudrait voir se dérouler
les choses. Il ne sait trop. « J’ai l’impression que nous ne faisons pas
grand-chose depuis quelque temps. » Il hausse les épaules. Je lui propose de
reprendre et d’achever le prélude simple de Chopin, celui piqué par Gainsbourg.
Anne revient qui me demande si je peux la déposer chez Amanda et Bruno. J’achève
mon thé, me lève. « Travaille un peu ce prélude pour la prochaine fois »,
dis-je. Il promet. (Lorsqu’un poids lourd me frôle, je pense aussitôt à
Barthes…) Susan raccompagne Anne et les enfants, tandis que je rentre avec
Joséphine comme passagère. Elle me parle des entretiens qu’elle a eus à Londres
en vue de « jobs ». Comme à l’accoutumée, elle a l’embarras du choix. « J’hésite
», dit-elle en souriant. « Prenez la direction du centre », dit-il. « Après,
c’est tout droit. » Toâ. Je ne l’avais jamais lue, je ne connaissais que le film
dont je n’ai gardé que peu de souvenirs, hormis la trouvaille de Lana dans le
public et la pièce dans la pièce (et puis cette étonnante inversion de la bande
son durant un moment entre deux scènes ; il faudrait que je revoie ça !). C’est
tout de même extraordinaire. (1949 : est-ce sa dernière pièce ?) Elle avait mal
dormi la nuit dernière, avait l’intention de passer cette nuit-ci dans ma
chambre d’appoint. Je tâche au mieux, lorsqu’elle occupe notre chambre située
sous mon bureau, de faire le moins de bruit possible. C’est sur la pointe des
pieds que je me déplace généralement pour ne pas trop faire craquer le plancher.
Pour le reste, je peux m’activer normalement, encore que les bruits que je
produise se limitent à celui du clavier, de l’imprimante, des appareils à son,
et, parfois, la radio à très faible volume. Je peux me considérer, d’une manière
générale, comme un garçon discret, conciliant et respectueux. Il n’en va pas de
même lorsqu’elle occupe l’une des chambres du grenier : je ne peux plus me
servir que du clavier, et cela tombait plutôt mal cette nuit que j’avais prévu
de passer à l’enregistrement de la troisième bande du JM, ce qui signifie le
claquement sec et répétitif des touches du Revox avec les allers et retours
incessants de la bande. J’ai finalement renoncé à cet enregistrement et glissé
des petites chaussettes à mes doigts. Je ne lui ai pas rapporté le Duchêne. Je
l’avais préparé, puis m’étais souvenu des quelques notes à rapporter. La tenue
de mes fichiers a prévalu contre la parole donnée. Ce n’est pas à artconnexion
que nous nous rendons, mais chez eux, à deux pas, immeuble de rapport de ville,
bel appartement classique fin XIXe. Nous prenons un verre. Bruno me propose un
Glenfiddish de 18 ans d’âge auquel je préfère un Noilly Prat qui, étrangement,
m’est très vite monté à la tête. Bruno part jeudi pour le Japon en vue de la
préparation d’une expo. Il en profitera pour passer voir Janusz qui prépare la
sienne à partir d’empreintes de plaques d’égout du cru. Anne devait remettre à
Bruno quelques affaires pour Janusz, des rouleaux, des pots de peinture. Lever
tard avec un petit mal aux cervicales qui ne demande qu’à s’installer. Soleil.
Frais. Coup de fil de Patrick qui a bien reçu les CD. Il est en retraite,
prépare ses deux expositions du printemps prochain ; n’a rien voulu entendre à
ma proposition de tarot… Après le petit déjeuner, sortie du chien, puis
direction Géant où je retire de l’argent avant d’acheter du miel, de la
confiture de châtaignes, une douille pour notre chambre. J’étais en bout de
queue lorsque tout à coup mon nom a résonné. Je me suis retourné sur Éric
Rigollaud, chargé d’un panier, qui m’a rejoint dans la queue. Nous parlons de
choses et d’autres, disons des bêtises. J’en profite pour lui demander de quoi
il s’occupe exactement à part le BAR. « Graphisme, diverses sortes, couvertures,
livres, des trucs. » Il a l’intention d’aller passer quelques jours près de
Boston où son frère réside, m’apprend que la plus petite Galerie du Monde (ou
presque) expose Baxter en ce moment. Et une chose me vient alors à l’esprit au
moment de le quitter : « Au fait, ça ne te dérange pas que j’utilise
l’enregistrement que j’ai fait chez toi ? » « Oh, dis, tu plaisantes ! Bien sûr
que non, au contraire ! » Je n’ai pas pensé à lui proposer un Kenya à la
terrasse de la boutique du café près de laquelle nous avons achevé notre
conversation. Le type des Olympiades me délivre un paquet de 25 gr au lieu des
40 habituels. (Toujours pas de fumer tue dessus…) Apparaît David, le fils d’un
premier mariage de Bruno, qui travaille à la préparation d’une exposition
importante dans le cadre de Lille 2004. C’est Laurent qui en est le régisseur.
Laurent régisseur ? Hervé est aussi de la partie, et j’imagine Hervé sous les «
ordres » de Laurent ! Nous rions. Lorsque je dépose Anne, il est 20 h 30. Je
rentre une vingtaine de minutes plus tard, table mise, repas prêt que Joséphine
a assuré avec son talent habituel. Il est passé 22 h 00 lorsque tout est rangé
et que je prends mon café avant de monter. (De toute façon, il était trop tard :
le disque était sous enveloppe et prêt à partir.) Une fois rentré, j’ai
poursuivi L’Intermédiaire avec un article sur la localisation exacte de la
maison où a vécu la mère de Casanova à Venise, plans de l’époque à l’appui. Je
ne peux parcourir un tel texte sans sourire, sans penser à la somme de travail
et de temps que cela a représenté. Est-ce si important de localiser cette maison
? (Et ne seraient-ils pas parvenus au bout ? N’y aura-t-il pas un jour un
dossier sur le pantalon du beau-frère de la voisine du grand-père de Casanova
dont la mise en doute de l’authenticité permettra la publication de quelques
numéros supplémentaires ?) Duchêne dit : « Celui qui communique est seulement
celui qui désire imprimer sa présence chez l’autre. Communiquer est un leurre
abâtardi par les médias. Il faut seulement se taire et se savoir. » En fait, je
ne sais vraiment qu’en penser. Il y a là à la fois une vérité et un
gauchissement de cette même vérité. C’est juste comme une belle formule qui, en
définitive, ne vise que la beauté. La communication n’a évidemment plus le
moindre sens aujourd’hui. Mais qu’était-il auparavant ? Le médium ne
commence-t-il pas dès l’interpellation « Hep ! » ? Et puis, il y a la fameuse
lettre de Giustiniana Wynne à Casanova, celle où elle l’informe qu’elle est
enceinte et l’appelle à son aide, l’implore de trouver un moyen de la faire
avorter. Je me souviens tout particulièrement de ce passage « savoureux » où
Casanova use d’un stratagème abracadabrant pour, en définitive, parvenir à ses
fins, soit : la posséder. Abracadabrant, mais efficace. C’est comique. Mais en
même temps, assez dégueulasse. Cette lettre aurait été retrouvée ; du moins,
a-t-elle été retrouvée, mais sans que l’on puisse prouver son authenticité. Un
petit malin aurait très bien pu monter ce canular. C’est encore plus comique.
Elle est retranscrite en intégralité avec une reproduction de l’une des pages et
j’imagine le ricanement d’un quelconque hacker du XIXe en train de la rédiger…
Roman a bien du mal à s’intéresser à son prélude. Chopin n’est pas content. Et
moi itou qui ai abrégé le pseudo cours auquel tous les précédents ressemblent
étrangement. Nous nous sommes avachis dans les clubs ; il m’a posé quelques
questions sur le travail en général, et le mien en particulier ; a dit : « Je
suis fatigué, j’en ai marre. » Et tandis que je lui racontais la moitié de ma
vie, il s’est endormi. Anne est rentrée, nous a surpris dans cet état. « Il est
fatigué », ai-je dit. « Il faut encore qu’il fasse des manières », a-t-elle
fait, mi-pomme mi-noisette. Il a ouvert un œil. « Tu ne crois pas que c’est
normal pour un gamin de 14 ans après huit heures de cours ? Moi, je trouve ça
inhumain ! » Et je ne valais guère mieux, affalé dans mon fauteuil, la veste
ramassée sur la poitrine. « Je bois un pastis et je repars travailler dans
l’atelier. Il est 18 h 10. Je vais “ rigoler ” dans le noir. » Duchêne. Ce «
rigoler dans le noir » sonne étrangement ; appelle à moi l’énigmatique et très
beau « on riait dans l’ascenseur » de Liliane… (Et qu’entend-il exactement par «
se savoir » ?) Je reviens, monte travailler jusqu’à l’heure du repas dont cette
fois Paul s’est chargé avec, ma foi, beaucoup de succès. Samedi prochain,
Joséphine part pour Cuba. Cela faisait quelques jours qu’elle en parlait, passer
quelques semaines à Cuba, notamment pour améliorer son espagnol. Elle s’est
décidée, a pris son billet. Susan ne semble pas trop apprécier ce voyage dans un
pays où elle ne connaît personne. Mais qui connaissait-elle lors de son périple
autour du monde ? Elle a de nouveau pris la chambre d’amis. Qui ne lui réussit
pas davantage que la chambre du premier. Elle passe de mauvaises nuits, cherche
une solution. Il ne faut pas aller chercher bien loin : la solution est liée au
travail. Nous en avons parlé ce matin, dans la voiture, alors que je l’emmenais
à l’école d’archi à Villeneuve, comme tous les mercredis depuis quelques
semaines, et ce pour la reprendre le soir à 18 h 00, drôle d’impression que
cette route que nous effectuons ensemble à l’image des couples séculocrates
qu’un même véhicule dépose le matin avant de les reprendre le soir ! Je lui
parlais d’A*** sans cesse fatiguée et excédée. La comparais à elle. Leur
reprochais de trop en faire. Elle me met en parallèle avec elle, moi dont le
travail, et reprenant l’expression que je venais d’employer à son égard, « me
bouffait la vie ». (C’est des écrits qu’elle parlait.) « La différence, c’est
qu’il s’agit de ma vie. La différence, c’est que je prends mon temps, que j’ai
le temps et que les seules contraintes sont celles que je m’impose pour le bien
de ce travail. La différence, c’est que si je me plains, c’est par nature et non
à cause d’éléments sociaux extérieurs. La différence, c’est que tu as perdu ton
sourire. » « I know. » « De toute façon, ce n’est pas un travail. » C’est sur
ces mots que je l’ai laissée avec le regret de la mention à son sourire… Anne
m’a donné des nouvelles de Francko qu’elle avait eu au téléphone. « Il est bien
arrivé, il est tout bronzé. Il dit que tout est extraordinaire, qu’il est très
heureux, qu’il n’a jamais été aussi heureux, que son voyage avait été
merveilleux, qu’il n’avait pas cessé d’écrire. » Tout à coup, je me suis pris à
l’envier et j’ai dit, ce qui était la stricte vérité à ce moment-là : « C’est ça
qu’il me faut ! Partir pour deux ou trois mois, seul dans un lieu clos à n’avoir
rien d’autre à faire que de penser et de réfléchir ! Voilà ! » Elle s’est assise
à la place de Roman qui était allé s’allonger sur le canapé. Beau spectacle que
ces trois êtres écrasés par l’abrutissement social… Galerie Guy Chatiliez où
Hervé expose. C’est à Tourcoing, et plus précisément à Bourgogne, quartier
réputé pour l’effervescence de sa vie. Que fait donc une galerie d’art dans
cette zone ? En outre, c’est compliqué au possible, enchevêtrement des petits
crottes que sont les rues ramassées sur mon plan et qui ne se démêlent en rien
une fois l’échelle rétablie devant moi. J’ai tourné pendant un bon quart d’heure
avant de tomber sur la flèche d’un panneau urbain : galerie Guy Chatiliez. À
gauche, puis à droite, et en effet, c’est bien dans la zone, d’autant plus
sordide que tout est fait pour qu’elle ne le soit pas. Mon étonnement redouble,
fait presque figure de stupéfaction alliée à une sorte de crainte. Résidences de
petits immeubles de quelques étages espacés, rues sinueuses, verdure ; on
pourrait presque se laisser prendre à cette atmosphère de bonhomie et de paix
benoîte s’il n’y avait pas quelque chose dans l’air qui assure qu’il ne faudra
surtout pas s’aviser de laisser ses portières ouvertes. Je l’ai prise à la
sortie de l’école. Joséphine cuisinait. Il était prévu que Susan, Joséphine et
deux de ses amies, aillent à un concert de hip-hop au théâtre Pierre de Roubaix.
Il était 19 h 00. A*** était déjà là. S*** est arrivée quelques minutes plus
tard. Je n’avais vue S*** qu’une seule fois, ne me souvenais plus de son visage
alors que je l’avais trouvée jolie, et même belle. C’est moi qui suis allé
ouvrir. J’ai été surpris, je ne l’ai pas reconnue. Il a fallu un petit moment
avant que les traits de son visage s’adaptent au souvenir que j’en avais. Bises
gauches de part et d’autre. J’avais aussi le souvenir d’une certaine assurance
de sa part. Qui là n’était pas. Au contraire, et je suis en train de me demander
s’il s’agit bien de la même fille. Après une douche, j’ai commencé à préparer
la copie du concert d’Entreprise de Main d’Œuvre Sentimentale, le groupe dans
lequel joue Laurent. À 19 h 00, je suis allé chercher la voiture, puis ai sorti
le chien. À 20 h 00, nous sonnions chez Anne et Frédérick à Lezennes. C’est elle
qui a ouvert, elle que je n’avais pas vue depuis des lustres. À quand remontait
la dernière fois ? J’ai écarquillé les yeux à sa vue. « Qu’est-ce qu’il y a ?
qu’est-ce que j’ai ? » Je ne saurais le dire, mais cette fois-là j’avais été
frappé par le changement de son visage, de son allure en général, changement que
j’avais mis sur le compte de la naissance de son second enfant et qui m’avait
fait penser : « Une nouvelle victime de la maternité : deux enfants et tout
s’est envolé. » Et là, sur le seuil de leur porte, je la retrouvais telle
qu’elle avait été auparavant, c’est-à-dire pétillante et rayonnante. Je n’ai
rien répondu, ou pas grand-chose qui n’ait eu de rapport avec ce que je pensais
en réalité, obéissant à cette sorte de réticence intolérable qui empêche de
simplement dire à une femme qu’elle resplendit. Et elle a ri, de son rire
particulier, son rire joint à son timbre de voix, légèrement voilé, qui est de
ceux qui m’émeuvent. La galerie est incluse dans l’un de ses immeubles. Je suis
passé deux fois devant sans la voir. À la troisième fois, j’ai bien noté la
présence d’un petit panneau, galerie Guy Chatiliez, mais qui ne m’avait pas été
de grande utilité. Il a fallu que je me gare, m’approche, longe les aires de
stationnement où reposaient quelques grosses BM récentes et des Mercedes, puis
un bout de pelouse aux airs de fausse tonte où se tenait un groupe de rappeurs
en tenue de parade. Elle nous a fait visiter la salle de bains qu’elle a refaite
entièrement et dont, à juste titre, elle n’est pas peu fière ; nous avons
échangé des impressions de bricolage, avons comparé nos tâches respectives, moi
lui parlant de mon grenier en voie d’achèvement ; lui ai même demandé des
conseils, c’était très curieux. Elle est passée à la cuisine. Je me suis occupé
de mettre la table, allers et retours entre la cuisine et le séjour. À chaque
fois, je déposais un petit regard sur son visage. Qu’elle me renvoyait, un peu
intimidée, ou intéressée ou intriguée, je ne sais (alors, petit Casa ?). Je suis
monté, suis redescendu vers 20 h 00. Le repas n’était toujours pas prêt. Nous
nous sommes mis à table un quart d’heure plus tard. Elles y ont à peine touché :
cinq minutes plus tard, elles s’étaient envolées, me laissant avec Paul
poursuivre le repas. (J’achève à l’instant le volume 9 de Casa : Londres, la
jolie Sarah dont il n’obtient rien…) Il y a une pancarte, c’est là. Puis une
porte opaque en fer, puis un petit palier et quelques marches. C’est une petite
salle avec à droite quelques autres marches qui montent vers une pièce. C’est
blanc et vide. Il y a un homme au bout près d’une table et d’une porte vitrée.
Alors que j’avance, j’entends un bruit de pompe, de pulsation, de respiration.
C’est vide à l’exception d’une machine, une seule qui emplit la moitié de la
salle et est constituée de deux énormes sacs de latex reliés par leur ouverture.
« Un baiser », c’est le titre qui apparaît sur le carton d’invitation. Alors, il
s’agit de lèvres, de bouches. Le premier est gros, plein ; le second presque à
plat. Il y a un son qui en provient, puis une pulsation qui les secoue
légèrement. La machine est à l’intérieur. Je souris, imagine Hervé en train d’y
réfléchir, de les fabriquer dans son atelier. Deux fils en sortent dont l’un va
jusqu’à un groupe de deux batteries de camion. Je regarde, attends. M’aperçois
que la pulsation est régulière et qu’au fur et à mesure l’un se vide pour
remplir l’autre. Frédérick à l’inverse a l’air un peu fatigué. Travail. Nous
avalons de délicieux petits fours de chez Monsieur Picard ; je joue aux toupies
avec Frédérick et Simon, Simon qui, c’est à n’y pas croire, est devenu un petit
garçon modèle. La petite Adèle par contre a de la fièvre. Anne me demande alors
de ne pas fumer à cause des enfants et d’Adèle en particulier. « Ou alors dans
la véranda, si tu veux. » Je n’y vois pas le moindre inconvénient. Puis je vais
aux toilettes, dans la véranda justement, en pesant le pour et le contre entre
une soirée à passer sans fumer, ce qui, à dire vrai, ne me pose pas de problème,
ou la séance d’isolement dans l’antichambre du pavillon des cancéreux. Je
reviens pour la découvrir, sourire aux lèvres, appuyée contre l’évier de la
cuisine avec une cigarette à la main. C’est une roulée. Qu’elle a faite à partir
de mon paquet que j’avais laissé sur la table. Elle rit. Je m’en fais une. Je
demande des nouvelles de son beau-père à la retraite depuis peu ; je l’avais vu
à plusieurs reprises, notamment lors de la soirée d’anniversaire d’Anne où, en
guise de cadeau, j’avais fait une lecture d’It’s Odile en privé : jovial,
loquace, grand débiteur de calembours. Elle me dit qu’à présent il ne dit plus
un mot, passe son temps à faire des mots croisés au grand désespoir de toute la
famille et de sa femme en particulier. « Il ne fait que ça, des mots croisés, à
longueur de journée, et les courses. C’est incroyable ! » Elle rit. « Et toi ? »
Elle est toujours en congé parental, se trouve très bien comme ça, n’a pas la
moindre envie de reprendre un quelconque travail. Épanouie. C’est exactement le
terme qui peut définir ce qui se dégageait d’elle à ce moment-là :
l’épanouissement. Nous discutons d’ordinateurs, il me recommande un nouveau
programme pour télécharger tous les films que je veux. Je ne lui ai pas dit que
cela faisait plus de 15 jours que je n’avais plus l’ADSL, que ce lien
particulier avec le monde était coupé et que je m’en portais parfaitement bien.
Je m’étonne du reste qu’il ne s’en soit pas aperçu, que la disparition tout à
coup de ce membre du réseau que j’étais n’ait pas déclenché quelque signal sur
son écran… Il est ensuite monté s’installer face à une bagarre interstellaire
dont les déflagrations ont empli tout l’étage. Je me suis mis au salon avec
Casa, puis dans le sofa de mon bureau que j’utilise trop rarement. Je n’étais
pas fatigué ; ai pu lire avec attention, mais l’histoire y a beaucoup aidé,
celle de Pauline, son second amour après Henriette… Ça y est, le remplissage du
gros est achevé et à présent, le processus s’inverse. Je m’approche de la table.
L’homme me sourit, nous nous saluons. À sa gauche, accrochés au mur, il y a
quatre cadres qui renferment les plans en coupe de la conception : expiration,
inspiration, premier état, état second. Je pivote pour apercevoir sur le mur
opposé l’illustration de l’invitation reproduite et peinte. Deux mètres sur
deux. En s’approchant, on peut voir les cotes au crayon gris qu’Hervé a
laissées. Je souris, puis considère cette tache rouge circulaire et « étoilée »
sans parvenir à faire le rapprochement avec la machine et sa fonction. Sa
circonférence est constituée d’une multitude d’encoches qui me font songer à
cette pièce d’horlogerie, rotative, dont j’ai oublié le nom et qui doit être un
régulateur. Une bande imprimée est remise gracieusement : c’est une reproduction
de l’un des plans, « expiration, état second ». Je viens à l’instant d’aller la
chercher au salon, l’ai posée sur le deuxième bureau pour la détailler. Je
souris. Puis m’aperçois que la pièce centrale de l’appareil est circulaire et
semble servir de régulateur. Je reviens à la machine dont le processus inverse
va s’achever : le vide est presque plein, le plein avachi. Du vide au plein, on
ne sait qui va l’emporter. Embrasse-moi. Ai fait un peu de saisie. Susan est
rentrée vers minuit. Est partie se coucher, chambre du premier. J’ai installé la
platine cassette, ai fait la copie de Justin. Finalement, suis allé me coucher
avec Casa. Ce matin, malgré mes deux réveils, j’ai ouvert l’œil à 9 h 30… (Mon
doigt qui glisse à la saisie et au lieu de « deux » me fait écrire « dux » !)
Elle va se remettre à la peinture. Dans le bureau de Frédérick est accrochée
l’une de ses toiles. Je l’avais remarquée, je le lui dis. « De toute façon,
Frédérick travaille pour deux ! » dit-elle. « Je pensais qu’il travaillait moins
qu’à une époque. » « Oh non, c’est l’inverse. Il n’arrête pas. Je ne le vois
jamais avant neuf heures. » Nous sommes dans la cuisine, tous deux debout, à
fumer. Elle rit, et je ris d’entendre son rire. « Combien de temps un cycle
dure-t-il ? » « Dix minutes. » Un couple entre, fait le tour, puis emprunte les
marches en direction de la pièce surélevée. C’est une petite pièce blanche au
centre de laquelle se trouve le « corset » (le nom m’échappe sur l’instant). Une
pédale permet de l’actionner. Je l’actionne, puis reviens à la machine et à la
table. Deux publications y sont attachées par une ficelle. L’une est celle de La
Trousse, que le couple consulte, l’homme expliquant à sa compagne de quoi il
s’agit. Y était-il ? J’ai envie de lui poser la question, suis sur le point de
dire : « J’y étais. Et vous ? » L’autre concerne Les bras de la Vénus de Milo et
m’est inconnue. Je demande au galeriste s’il dispose d’exemplaires. « Non. » Un
groupe de quatre jeunes beurs entre alors. Ils se dirigent vers la machine
qu’ils considèrent amusés. Ils l’auscultent, la palpent. Je me demande ce qu’ils
peuvent en penser, ce que ça remue ou non au fond d’eux, eux membres de cet
ensemble d’immeubles où, Didier me l’apprendra plus tard, le responsable a
délibérément installé sa galerie. Rapprocher l’art du peuple, cette sorte de
discours. Je pars. La voiture est toujours là, apparemment intacte. Lever midi,
poursuite de Guitry avant de monter me remettre au découpage de Journals que
j’ai interrompu une première fois pour aller feuilleter l’Émile Süe dans le sofa
jaune aux côtés de Susan qui, chose devenue rare, lisait ; puis une deuxième
pour y poursuivre Guitry (elle n’avait pas bougé de place) ; enfin, une
troisième et dernière pour manger avant de m’installer de nouveau à côté d’elle
durant une dizaine de minutes, face à son écran retourné qui diffusait l’un des
films que Paul a téléchargés, une nouveauté « prise directement sur la copie
cinéma » (je me demande bien par quel moyen !) qui, tant à cause de la mauvaise
qualité du son que de l’image et du sujet, m’a très vite indifféré. En fond,
John Faey, Charlemagne Palestine, the Pre-Socratics. Frédérick et moi parlons
musique, des derniers CD et collectors qu’il a achetés. Je disais à Anne : « Il
suffit que Frédérick achète moins de CD et de livres et le tour est joué, tu
n’as plus besoin de travailler. » Il me montre le coffret Bashung, intégrale
qu’il n’a pas encore écoutée. Il continue à acheter bien davantage qu’il ne peut
écouter et lire. Rien de changé de ce côté-là. Par contre, il a renoncé à sa
manière DJ et désormais laisse s’écouler les disques jusqu’à leur terme. Je
crois que je le regrette un peu. De temps à autre, mon regard tombe sur une
toile au mur d’un certain Maubel, entre Tardi et Det l’F, pas mal. (Machine
sentimentale. C’est le nom du corset.) J’ai regagné ma place à l’autre bout du
rez-de-chaussée pour y reprendre Guitry, autrement plus exaltant, livre à voix
double, celle de Lana Marconi, qui signe le livre, et la sienne propre à partir
de textes, de lignes inédites ou prélevées de ses propres écrits (il était déjà
mort à l’époque de la rédaction). Cela produit un bel effet et j’y découvre des
choses qui ne font que confirmer l’importance qu’il a à mes yeux. C’est l’un des
vingt-trois livres que j’ai achetés hier à Bruxelles... Le boulevard Gambetta
est la grande artère qui relie Roubaix à Tourcoing. Didier et Fabienne y
habitent. « Je suis passé prendre un café », dis-je. « Tu as bien fait. Entre. »
Il est en train de préparer un gros repas pour le soir. Invités. « Encore ? » «
Eh oui, ça n’arrête pas en ce moment ! » Il épluche des carottes, des
concombres. Dans le four a l’air de cuire quelque chose qui ressemble à un
gratin dauphinois. Ça embaume toute la cuisine et j’imagine qu’il me demande : «
Vous faîtes quelque chose, ce soir ? » Il ne me le demande pas, et je m’assois
tandis qu’il prépare le café. Je lui parle de l’exposition, lui dis le bien que
j’en pense en regrettant toutefois qu’il n’y ait pas eu que la machine. « Elle
se suffit à elle-même, pourquoi y ajouter quelque chose ? » « C’est vrai. Ça me
fait penser à l’expo d’Anne, celle avec les canettes et la photo du pique-nique
à terre, la belle photo qui se suffisait aussi à elle-même, qui, de toute façon,
faisait qu’on oubliait le reste. » « Mais, d’un autre côté, ce qui l’entourait
accroissait encore son importance. » « Comme un instrument qu’on ne distingue
pas dans une masse de son et qui, retiré, crée un manque. » « Oui, mais là, il
n’y a que le corset et la machine. Pourquoi le corset qui n’ajoute rien, n’a pas
de lien ? » Parmi eux, il y avait Casa, Flammarion, 1929, Les Meilleurs Auteurs
Classiques, où l’on lit : Mémoires, écrits par lui-même, édition originale, la
seule complète ! Ah bon ? Il s’agit du tome V. Comme un fait exprès, il
correspond à ce que je suis en train de lire dans la version authentique, soit
Gènes et Londres. On la dirait débarrassée des italianismes. Par contre, les
passages « osés » semblent y figurer en intégralité. Quelle est donc cette
version ? À table ! Petite soupe maison, purée de riz créole, boulettes de
maroilles au cresson. Premières Côtes de Bordeaux très correct. Parfait. Ils
nous parlent de leur semaine passée à Berlin chez Thibaut et sa compagne
photographe. Ce sont leurs premières vacances sans les enfants depuis 4 ans.
Anne est en face de moi. Elle raconte, en ne cessant de rire, les péripéties
liées à l’hébergement chez leurs amis, communiquant à toute la table sa
fraîcheur... Nous buvons une gorgée de café dans le frémissement du gratin. Je
lui fais part de mon étonnement face à cette galerie dans ce cloaque ripoliné. «
C’est délibéré ? » « Oui, oui, c’est lui qui l’a voulu là. » Il y est déjà allé
; me parle alors d’une exposition de Brahim où il avait rencontré une
connaissance, une rousse, « tu ne vois pas qui ? » « Non. » « Elle est souvent
dans les vernissages. » « Non. » « Elle a une Saab. » « Anne ? » « Non, pas
Anne. Elle s’était garée en face, et en arrivant à l’entrée, elle s’est aperçue
qu’elle avait oublié son sac dans la voiture. Elle y est retournée. Entre le
moment où elle a quitté sa voiture et celui où elle y est retournée, il ne
s’était pas passé trente secondes : une vitre avait été brisée et son sac avait
disparu. Elle en a parlé à Brahim qui aussitôt est sorti de la galerie. Il est
revenu quelques minutes plus tard avec le sac. Je ne sais pas comment il s’est
débrouillé, mais il a retrouvé les types et a réussi à récupérer le sac. » Et
puis, Écrits mondains de Marcel, en 10/18. Que Susan a trouvé, qu’elle m’a
tendu, que j’ai boudé avant de vérifier, à tout hasard. Il comporte des inédits.
J’ai bien fait. Je me suis garé sur le parking des Halles où un placeur pirate
m’a indiqué une place libre. Lorsque je me suis approché pour lui tendre une
pièce, il a dit en soupirant : « Je suis débordé aujourd’hui. Tous mes copains
sont partis ! » En week-end, je présume… Frédérick fait désormais du kendo. Il
vient de commencer, n’est encore qu’au stade de petit scarabée. Il me parle de
son matériel, de l’huile du sabre de bambou, de l’armure qu’il a commandée au
Japon et qu’il ne revêtira pas avant d’avoir passé un stade d’apprentissage
jusqu’à la 1re dan. Je l’imagine très bien dans ce costume ; j’ai toujours vu en
Frédérick quelque chose de japonais : sa petite taille, sa manière de marcher à
petits pas, son visage rond et ses yeux légèrement bridés, sa manière de
s’habiller, simple, sobre, sombre. Sa cordialité, sa sensibilité. Je l’ai laissé
avec ma pièce pour me rendre chez Flash-Copy. La machine était occupée ; je suis
alors entré à l’Idéhalles prendre un café. S’y trouvait Amélie. Elle était
attablée, et griffonnait, plus excitée que jamais. Lorsqu’elle m’a vu près
d’elle, elle a lâché un « oh ! » suivi aussitôt d’un sourire. Je suis le seul à
qui elle concède un sourire après le « oh » car elle sait que je suis le seul à
être capable de s’asseoir à sa table et de la laisser poursuivre son écriture
sans lui adresser la moindre parole. Je me suis assis, tandis qu’elle écrivait.
J’ai tiré mon calepin pour y inscrire ce qui précède. Et puis, La Revue Vivante,
revue trimestrielle belge, numéro de janvier, février, mars 1949 dans lequel
j’ai la surprise de découvrir le nom de Gaston Criel. À un moment donné, sa
plume s’est arrêtée et elle a levé le regard sur moi, et m’a souri. Puis a
aussitôt repris. J’ai immédiatement rapporté ce qui précède. « Il y aurait donc
une règle de conduite, une sorte de code d’honneur entre eux. » « Peut-être. À
moins qu’il ne soit du quartier, je ne sais pas. » Il est allé voir l’expo du
Fresnoy, m’en dit du bien, notamment du film de Godard. Fabienne arrive que je
trouve particulièrement ravissante, je ne sais quoi dans sa coiffure, ou
peut-être son ensemble noir, pantalon, chemise. Je la regarde, puis le regarde,
et les considérant tous les deux, lui près de la table, elle debout appuyée
contre l’évier, je les trouve très beaux. Elle me parle de Boris qui désormais
est au Conservatoire, est très content, joue régulièrement, spontanément et avec
plaisir. Elle utilise un grand cahier à spirales, ce qui lui permet d’arracher
au fur et à mesure les pages qui lui déplaisent. Cela faisait un quart d’heure
que je me trouvais à sa table et il y en avait déjà six en boule sur le côté.
Elle écrivait, j’écrivais, elle prise dans une sorte de fièvre d’enfant et moi
soumis à des bribes lentes, consacrant la majorité de mon temps à la regarder
s’affairer et à attendre que le moment vienne où elle se poserait. C’est vrai
qu’elle a des allures d’oiseau. J’ai posé les yeux sur mon propre stylographe
qui depuis une heure n’était plus alimenté en Pelikan. Maman s’est débarrassée
de Patricia. Je n’en reviens pas, elle qui ne jurait que par elle. « C’est
abominable ce qui s’est passé ! Ce serait trop long à te raconter, je te
raconterai dimanche. Et puis il y a les pompiers, et la police et Mme W***, si
tu savais ! » J’attends tout cela avec impatience. Elle ajoute qu’elle n’arrête
pas d’écrire. « Hier, à 4 heures du matin, aujourd’hui à six heures ! » Elle ne
s’est pas posée. Je l’ai laissée à son cahier pour retourner à ma machine. Je
reste une petite demi-heure, repars très content de cette visite impromptue que
je me promets de faire à chaque fois que je passe devant chez eux et que je
remets à chaque fois…