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Grenier, rideau tiré. Calfeutré, je saisis. Dans
deux heures, Joséphine arrivera avec une certaine Natacha ; demain, ce sera je
ne sais qui ; mardi, c’est Émilie ; mercredi et les jours suivants, je n’ose y
songer… La semaine qui s’annonce me déstabilise et m’épouvante, alors qu’il y a
deux jours encore je n’avais à l’esprit que des perspectives de travail dans le
calme et la tranquillité./12 h 30. Le Parisien après un arrêt prolongé au
guichet, vérification de l’identité de Paul qui a oublié son passeport,
embarquons de justesse. Ils sont tous trois partis déambuler dans le bateau,
tandis que je poursuis Le Maître et Marguerite acheté hier. J’ai appris
dans la voiture que la foule des amis des enfants va rester plusieurs jours. La
maison nous serait interdite jusqu’à dimanche./Susan suggère que nous nous
installions chez Francko. « Chez Francko ? » « Pourquoi pas. Sa maison est vide
et je suis sûr qu’il sera ravi. » « Oui, mais Olivier y est. » « Non. Francine
m’a dit qu’il serait parti pour quinze jours. »
« De toute façon, c’est hors de
question ! » « By the way, what would you like as a present ? »/14 h 00.
Folkestone, charity-shops ; je fais une prise de
la rue, sac posé sur le trottoir, protégé de la pluie par un auvent./« Comme
cadeau ? Une cabane à Torcello, ou une cellule dans un temple shintoïste ! »
Mais aux Lisières, je suis tombé sur un coffret de quatre Kieslowski, période
polonaise : Sans fin, La Cicatrice, L’Amateur et Le
Hasard. J’en ai parlé à Claire au cas où Susan viendrait à passer et j’en ai
négligemment mentionné l’existence à Susan au retour./14 h 30, St Martin in the
Fields, à une table de la crypte reconvertie en bar, cafétéria et boutiques de
souvenirs./C’est dire que la découverte d’un coffret de DVD sous le papier
cadeau m’a particulièrement réjoui. À cette réserve près qu’il ne s’agissait pas
du bon. Je suis passé à la librairie. Claire s’est excusée, j’ai échangé le
coffret, puis lui ai raconté mes cinq jours anglais et ceux à venir, français et
de perturbation. Ça l’a fait rire, comme ça fait rire tout le monde, j’ignore
pour quelle raison. Nous avons pleuré sur la cigarette comme deux bons fumeurs
qui se respectent avant qu’elle ne me raconte leur visite au château de Rambures,
puis leurs congés en solitaire dans leur maison de campagne à Seigneuville. Une
maison de campagne, voilà peut-être ce qu’il me faudrait…/C’est la seconde fois
que nous y mettons les pieds. Je considère la queue au self qui, au son de
Voi que sapete, s’étire sur les tombes de je ne sais quels moines ou prélats
d’il y a dix à quinze siècles. À notre droite, une Sloane family qui se sustente
avec délicatesse ; à gauche, une caricature de jeune posh, futur financier ou
diplomate, qui vient de passer en compagnie de sa petite amie à mine de raout./À
ma droite, encore en tas, et outre le coffret et le dossier bleu de mon travail
que je n’ai pas ouvert une seule fois durant ces cinq jours : une boîte de
chocolats Lady Midnight ; une cravate en laine ; L’encyclopédie de la
pâtisserie ; une boîte de friandises néerlandaise ; un paquet de café Brabo
(Algerian Coffee Stores 52 Old Compton Street à Londres) ; une boîte de Whisky
Fudge ; une sorte de petite sacoche bizarre dont je cherche en vain la fonction
exacte ; un lot de chaussettes ; un autre paquet de café provenant de St
Domingue ; un autre livre : 100 questions réponses sur Cuba ; un autre
encore, The astrological Diary of God qui serait l’autobiographie d’un
kamikaze de 88 ans à la retraite ; Piano bar volume 3, ragtimes, blues,
tangos ; un Cohiba que je n’aurais pu allumer sur place qu’en passant deux
heures dans le jardin ; deux autres livres : Goodbye, Columbus et
Therapy./15 h 00. En nous dirigeant vers la sortie, nous notons une petite
affiche : « Byron the Poet at St Martin’s Gallery, 3pm. Admission free. »
Il suffit de poursuivre tout droit jusqu’à deux petites salles voûtées
rectangulaires et parallèles, reliées par un passage en arche. Dans la première,
se trouve une vingtaine de chaises, une table, plus une autre qui barre le
passage à la seconde. Quelques personnes assises. Nous nous renseignons, oui,
c’est bien ici, puis nous prenons place. Sort alors de la deuxième salle un
jeune homme qui se juche sur la table et entame un texte sur Byron, biographie,
entrecoupée de poèmes, d’aphorismes. Il descend de la table, y remonte, déclame,
gesticule. Il est habile, alerte, vif, attractif. Nous sommes à peine une
quinzaine et je trouve tout à fait étonnant que dans le centre de l’une des plus
grandes villes du monde, puisse se dérouler une prestation aussi intimiste comme
si nous participions à une réunion paroissiale./Et enfin The Writer’s Block,
chose typiquement étatsunienne qui, au regard du reste du monde, est une
parfaite aberration. « The writer’s block » est le correspondant anglais de
l’ « angoisse de la page blanche ». Cette chose, sous forme d’un bloc-notes de
huit centimètres d’épaisseur, se propose d’aider le pauvre écrivain vidé à
redémarrer. Ainsi, et si je suis à la lettre le mode d’emploi de la 4e
de couverture qui assure qu’il suffit de l’ouvrir « au hasard pour qu’une idée,
un exercice, une photographie réveille instantanément votre imagination » :
« Chaque année, plus de dix millions d’ordonnances sont mal rédigées.
Utilisez-en une pour une histoire. » Ou : « Écrivez une histoire qui commence
par : la dernière fois que j’ai vu ma mère, c’était il y a quinze ans ». Puis :
« Imaginez que vous faites de la politique et imaginez un incident qui pourrait
être utilisé contre vous » ; en vis-à-vis, figure une photo : une voiture à
l’arrêt, le chauffeur au sourire égrillard qui, accoudé à sa fenêtre ouverte,
considère une blonde auto-stoppeuse vêtue d’une minijupe et d’une sorte de
brassière… S’y ajoute, pour agrémenter ces recettes et ficelles pour de la
petite tambouille à dollars, « une foule de bons conseils que vous fournissent
des écrivains contemporains et légendaires ». J’hésite : la mère ou
l’auto-stoppeuse ?/Au retour, j’ai relu la belle lettre d’Hervé rédigée sur le
plan découpé de la machine du baiser et accompagnée du brillant catalogue des
Bras de la Vénus de Milo. Du reste, nous avions commencé à en parler chez
lui, et, en particulier, de la création collective à laquelle je n’ai jamais cru
un instant. Puis la conversation à table a viré sur les droits et les devoirs de
chacun dans une famille, Patricia insistant sur la nécessité qu’il y ait au
moins une fois par jour un moment où les différents membres de la maison se
retrouvent, le repas étant le moment idéal. J’ai abondé dans son sens au
contraire d’Hervé, d’Anne et de Susan. J’ai décidé alors de ne plus jamais faire
la cuisine pour d’autres personnes que moi-même./Toutes ces choses amoncelées
n’arrangent rien au souk qui règne dans mon bureau. Auparavant, j’avais
débarrassé la chambre de quelques unes de mes affaires personnelles, livres,
habits, pour la poursuite de mon installation ici. Elles trônent là, sur le
sofa. Je ne sais qu’en faire, où les mettre. Je lève les yeux au ciel de bois
avec la mine hagarde du personnage dont Gloom avait été le créateur./17 h 00.
Nous avons déposé les enfants à la gare d’Ashford, qui désiraient passer par
Londres avant de nous rejoindre à Acton./Je pousse le tout pour démailloter le
coffret au son de La Selva de Francisco Lopez. Je suis fébrile, ai hâte
de découvrir ces films dont La Cicatrice et Sans fin. Susan vient
de m’apprendre que Joséphine est arrivée avec trois de ses ami(e)s. Ça
commence./17 h 30, après passage à l’appartement, Bloomsbury et le Strand,
quelques boutiques pour une veste en cuir que je ne trouve pas, et puis, au
carrefour de deux rues piétonnes, un chanteur suspendu. Se dresse là un
réverbère antique dont l’un des éléments supérieurs est une barre horizontale.
Ses jambes y sont accrochées. Le reste de son corps pend dans le vide, sa tête à
quelques centimètres du sol. Il chante en s’accompagnant à la guitare. Nous
restons une bonne dizaine de minutes, parmi l’attroupement et les sourires, à
l’écouter débiter de la pop ancestrale. Depuis combien de temps est-il dans
cette position ? combien de temps encore va-t-il la conserver sans faiblir ?/Les
voilà qui montent ! J’entends la voix d’un homme, puis celle d’une fille. Ils
passent derrière le rideau, suivent le corridor. Je les entends rentrer dans ma
chambre, puis passer dans celle de Yann avant de pousser la porte du débarras
qui émet toujours son cri dans l’attente que je la rabote. Ils parlent, rient ;
je perçois la voix de Joséphine. Puis ils remuent des affaires,
vraisemblablement les leurs. Je les entends à présent qui rebroussent chemin,
repassent derrière le rideau./19 h 30. Nous avons rendez-vous dans une
demi-heure avec Tom et Jeni à leur hôtel dans Canary Wharf. Nous sortons d’un
bus dont le contrôleur, Éthiopien aux joues zébrées, nous a conseillés de
descendre à Liverpool Street Station pour y attraper une autre ligne. Mais la
ligne n’existe pas, ou pour le moins ne mène pas à Custom House. Nous sommes à
présent dans le métro./Ça remue, ça bouge, ça rit. Je ne sais ce qu’ils font.
Vont-ils s’installer dans le couloir ? Qui a inventé le couloir, et quand
puisqu’il n’existait pas encore au XVIIe
où pour aller d’une partie à l’autre d’un bâtiment, on traversait simplement les
pièces qu’occupaient d’autres personnes, pièces dans lesquelles tout pouvait se
produire ? Et Huxley ajoute : « Le caractère “ circulaire ” de l’architecture
était tel qu’il était rare que l’on pût éviter d’assister à la naissance, à la
mort des autres ; de les voir satisfaire à leurs besoins et faire l’amour… » Je
n’aime pas le XVIIe
siècle./À l’instant, La Cicatrice suivi d’un court métrage Bouquet de
chansons. J’aime le premier pour sa justesse, le second pour sa fraîcheur ;
les deux au nom de la langue, du ton, des visages, et de tout ce qu’il pourrait
y avoir de polonais en moi ; au nom peut-être aussi de je ne sais quelle fibre
sociale que je porterais et qui tremble parfois, comment exprimer cela ?/Et d’un
coup, le rideau se soulève. Joséphine apparaît qui me demande si elle peut
montrer mon bureau. Un jeune gars : « Hello ! » « Hello ! » « Amazing place ! »
dit-il. Puis deux jeunes filles que j’avais cru une au départ : « Hello ! »
« Hello ! » « Nice place to work ! » « Yes it is. » Je souris comme je peux. Le
rideau retombe. Fin de l’acte. Charge à moi de diriger le suivant./20 h 00. Nous
venons d’arriver, passons à table. Je demande à Bob des nouvelles des lapins
qui, l’année dernière, envahissaient son jardin et qu’il tentait en vain
d’attraper à l’aide de cages spéciales. Il me dit, pince sans rire, qu’à présent
il y en a 700, sans compter les écureuils par dizaines, les faisans par milliers
et les renards qu’il renonce à dénombrer. La mention de « all this wild life »
qui aujourd’hui peuplait son jardin a rappelé à Susan un fait divers en
Australie, l’histoire de trois adolescents surpris par un crocodile, l’un d’eux
dévoré sous l’œil de ses deux amis qui avaient réussi à se jucher dans un
arbre./Une demi-heure plus tard, je suis descendu manger un morceau. Susan m’a
informé qu’ils sont tous trois partis pour la Suisse faire du ski. Il y a là
quelque chose qui m’échappe. J’ai appris en outre que le gros de la troupe, soit
une cinquantaine, arriverait mardi. J’ai appelé Fanny qui m’a confirmé
qu’Olivier ne rentrerait pas avant le 18 et que la Renaissance serait libre
jusqu’à cette date, et puis, dans la foulée, Wanda. C’était le répondeur. J’ai
alors essayé le numéro de son portable. Elle a aussitôt répondu, couverte par
des voix animées autour d’une table. « Où es-tu ? Dans un café ? » « Non, en
Pologne. » « En Pologne ? » J’ai regardé l’appareil en deux fois. Je n’en
revenais pas, étais littéralement abasourdi à l’idée qu’elle soit en Pologne,
qu’à l’aide de son numéro de portable j’avais pu la contacter à deux mille
kilomètres d’ici, alors que je n’y aurais pas songé un instant si j’avais
composé le numéro de chez ses parents où elle se trouvait. Et pour tout dire,
j’en étais émerveillé…/20 h 10. La rame s’arrête, panne. Nous sommes contraints
de prendre une autre ligne. Nous sortons à l’air libre près de Tower Bridge d’où
nous allons prendre le Light Railway, sorte de RER, qui dessert l’Est de Londres
jusqu’à Custom House./Lorsque je regarde un film polonais, lorsque j’entends
Wanda ou Janusz, je sens quelque chose d’indéfinissable remuer en moi. Ce matin,
alors que je pensais à cette semaine à venir qui, sans que je n’y puisse rien
faire, allait voir le bouleversement du lieu où j’habitais et que j’allais
devoir fuir, j’en suis arrivé à cet implacable constat que je n’étais pas chez
moi. Et m’est revenu à la mémoire un passage du livret anniversaire pour Claire
que je viens d’achever et où, suite à une réflexion de Ramuz, il y avait déjà
cette question : « Qu’est-ce que chez moi ? Y a-t-il un lieu dont je puisse
dire : c’est chez moi ? » Question de l’identité et des racines, question qui
m’est complètement étrangère, qui ne signifie rien pour moi si ce n’est que dans
le cadre d’une réflexion. Que signifie : être chez soi ?/21 h 30, arrivée à leur
hôtel avec une heure et demie de retard. « They’re waiting for you at the Fox »,
dit le réceptionniste en nous indiquant un point, de l’autre côté des voies,
quelque part au sein de l’énorme infrastructure futuriste qui les entoure. C’est
un immense établissement bois et feutre aux multiples salles en dénivelé. Ils y
sont en compagnie de trois types, Erik, John et Jeremy, avec qui ils ont passé
la journée pour affaires à la Toy Fair, le Salon des Jeux. Nous faisons
connaissance. Ils boivent pinte sur pinte. Tom est déjà bien entamé./Je remarque
une fois de plus que mon attention est beaucoup plus soutenue face à un film en
DVD qu’en cassette vidéo ou projeté sur un écran. Il y a la nouveauté. Il y a
aussi la manière dont se déroule cette « projection », soit l’image sur l’écran
plat de l’ordinateur, moi occupant ma place habituelle, puis le son par
l’intermédiaire du casque qui m’enferme complètement. Proche de l’image et à
l’intérieur du son avec ce pouvoir, à portée de doigt, d’arrêter, de reculer,
d’avancer, à mon gré. Et puis la solitude sans que rien ne vienne me
perturber./22 h 00. Mon envie de fumer, à laquelle se joint celle de lire au
lit, me transporte dans la « boys’ room » qu’occupent habituellement Paul et
Yann. Plaisir de l’interdit à la fenêtre de cette chambre où j’entre pour la
première fois. Je poursuis ensuite Boulgakov et ses diableries, puis
Huxley à Loudun où les démons agitent les pauvres sœurs possédées, chacun à leur
tour dans une endroit précis du corps : Léviathan au centre du front de la Mère
Supérieure, Béhérit dans son estomac, et un autre dans le ventre de Sœur Claire
qui, lorsque l’exorciste lui ordonna d’obéir à un ordre murmuré en secret par un
spectateur à un autre, « entra en convulsions et se roula à même le sol
relevant jupes et chemises, montrant ses parties les plus secrètes, sans honte,
et se servant de mots lascifs. Ses gestes devinrent si grossiers que les témoins
se cachaient la figure. Elle répétait, en s’… des mains, Venez donc, foutez-moi. »
Puis, poursuit Aubin, qui « se trouva si fort tentée de coucher avec son
grand ami, qu’elle disait être Grandier, qu’un jour s’étant approchée pour
recevoir la Sainte Communion, elle se leva soudain et monta dans sa chambre, où,
ayant été suivie par quelqu’une des Sœurs, elle fut vue avec Crucifix dans la
main, dont elle se préparait… L’honnéteté ne permet pas d’écrire les ordures de
cet endroit. » Dans l’incrédulité la plus totale, je m’endors./22 h 10. Nous
passons à table. Tom est complètement ivre, je ne comprends pas un mot de ce
qu’il me dit. J’opine tandis que Jeni rit en affichant son décolleté duquel j’ai
du mal à détourner les yeux. Tempura vegetables, Rib eye steack avec un Gavi
recommandé par John, italien d’origine, puis un extraordinaire Pinot Noir du
pays d’Oc dont j’ai d’autant plus abusé que les verres, à la manière anglaise,
étaient démesurés et remplis à ras bord. J’entame une conversation avec Erik qui
refuse de croire qu’en tant que Français je n’aime pas le football./Je cherche
le CD de mon imprimante qui a disparu, le CD de celle de Susan qui a disparu, un
papier qui a disparu. Les voisins ont tapé du marteau pendant plus d’une heure
et demain arrivent quatre personnes. Une valise, vite, que je file à l’instant
même !/Minuit. Nous repartons nonchalamment par-dessus les voies en direction de
leur hôtel. Je discute avec Jeni. Nous reprenons le Light Railway vide qui
traverse toute cette zone interminable de Londres, immeubles, bureaux, parkings.
J’ai la tête qui tourne. Me sens léger, aérien. Me serre contre Susan.
Délice./Il est 1 h 00 lorsque nous retrouvons l’appartement. Julie et James sont
dans la cuisine. Je prends un café, échange quelques mots avec eux avec
l’impression de les déranger. Mais elle finit par aller se coucher et je reste
avec James, un peu saoul, jusqu’à 2 h 30. Je n’ai pas le moindre souvenir de
notre conversation./(Wanda a le même accent qu’Agneska Holland qui disait hier
que Sans fin avait été très mal reçu. L’insipidité totale et habituelle
des notes de Preisner n’y est sans doute pas étrangère. Je crains fort que ce
film soit laid – mais Grazyna Szapolowska très belle)./Réveil à 9 h 00 après dix
heures de sommeil farcies de multiples rêves dont j’ai oublié la teneur. Je
retrouve Susan dans notre chambre qui, à ma grande surprise, lit Van der Meersch.
Elle m’affirme que c’est intéressant, histoire de Roubaix début XXe./Et
puis il y a eu la réunion de dimanche à la maison, animée, et même, d’une
certaine manière, frénétique. Était-ce dû à la séparation hommes-femmes ? Ou,
plus vraisemblablement à cette mention, à un moment donné, de la fameuse phrase
de Filliou qui, très vite, a déclenché une tempête autour de la table : « L’art,
c’est ce qui fait la vie plus intéressante que l’art. » Belle phrase, en vérité,
mais qui a fait sourire Pierre, qui l’a jugée discutable avant de la qualifier
de facile et d’oiseuse. Janusz a réagi, puis moi, puis Didier, puis Max, enfin
Anne qui a su le mieux la défendre. En quelques secondes, le ton a monté, et en
une minute un brouhaha sauvage et passionné a secoué toute la table, un chaos
tel que je ne me souviens pas d’en avoir connu un semblable dans une quelconque
soirée…/(Je viens d’achever la copie en numérique de toutes les pièces du
Journal Musical. Rodolphe. C’est la dernière. Cette fois, c’est
décidé, je pars !…)/« Mais c’est facile, il suffit de remplacer le mot “ art ”
par n’importe quel autre mot et ça marche : l’amour, le travail, le sexe,
l’argent ! » « Quoi ? » « Le travail, c’est ce qui rend la vie plus intéressante
que le travail. » « Comment ? » « Le sexe, c’est ce qui rend la vie plus
intéressante que le sexe. » « Qu’est-ce que tu dis ? » Et ça a déferlé tout à
coup. Sacrilège, blasphème, hérésie ! Comment pouvait-on oser remplacer le mot
« art » par « sexe » ou « travail » ? « Comment peux-tu mettre sur un même plan
l’art et le sexe ? » « Mais l’art ne parle que de sexe ! » « Et qu’est-ce que
vous avez contre le sexe ? » Et tout le monde s’emporte, sauf Susan, Brigitte et
Dany qui sourient, puis Fabienne qui, après une intervention, finit par sourire,
et puis moi qui, m’étant aussi emporté, me rends compte de l’inanité de
l’échange et finis par sourire. Mais ça n’en continue pas moins, cinq voix qui,
au plus fort, cognent les unes contre les autres, à croire qu’il y en avait dix
ou vingt, à ce point que j’en suis abasourdi, que me taisant, je deviens pur
spectateur et auditeur et n’en reviens pas de ce vacarme tout à coup à cette
table où d’ordinaire tout est calme, reposé et léger, n’en reviens pas et malgré
tout souris, car c’est réjouissant. C’est vain, car les positions sont prises
dès le départ, et il est évident que rien ne les fera bouger : Janusz est
inflexible, Pierre est inflexible, Anne est inflexible, Max tente au mieux de
faire la part des choses mais est inflexible aussi, et Didier entre
l’emportement, l’ironie et l’amusement est inflexible, et moi, muet ou sournois
ou ironique est inflexible. Rien ne changera, personne ne variera, et c’est
totalement vain, mais c’est réjouissant, tonique et vivant. Je n’étais pas loin
d’en jubiler./9 h 30. Petit déjeuner. Bob qui termine le sien, me propose,
rituel, l’un des quotidiens qu’il est en train de lire. J’y trouve l’histoire du
crocodile. Nous en parlons durant un moment./Depuis cette après-midi, je me
trouve à la Renaissance. J’ai longuement hésité quant à la place du premier
écrit ici. J’ai finalement opté pour l’étage et la table de verre. Au départ,
j’avais pensé m’installer au bureau du rez-de-chaussée, mais il est plus étroit
que je ne le pensais, et il y a le clavier de l’ordinateur et des papiers juste
à côté. Je ne voulais rien déranger. L’ordinateur, au fait, que j’ai accueilli
avec joie. Francko a emporté le sien au Japon. Susan a bien le sien, mais je
n’aurais pu l’utiliser que la nuit. Et puis j’ai découvert celui-ci en entrant
dans le bureau, celui d’Olivier, sans doute, qu’il n’a pu emporter avec lui à
Madrid./10 h 00. Susan et sa mère partent pour Sudbury. Bob sort avec une tasse
à café. « Pour le jardinier », me dit-il avec un sourire que je lui renvoie.
J’enfile mon blouson, mes chaussures. Première cigarette dans le jardin. Rituel.
Il fait doux. Je note la plaque d’immatriculation d’une voiture inconnue dans
l’allée principale, vraisemblablement celle du jardinier qui doit
effectivement exister. Elle porte les lettres HEW, soit « if ». Je trouve cela
drôle pour un jardinier et me promets de le dire à Bob. Je suis rentré. Il est
dans la cuisine à ranger, bricoler. Finalement, j’ai renoncé. Je suis à présent
dans le séjour dans l’un des fauteuils à oreillettes (chercher le nom
exact)./Mais quelle est-elle exactement ? quelle en est la formulation exacte ?
Je la rapporte, mais il est vrai qu’au fil de la bataille, elle s’est gauchie, a
fini par prendre une direction et un sens déviés, à ce point que je n’ai plus su
qui l’a dite le premier et quelle en était la formulation au départ. Plus d’une
fois, durant la soirée, j’ai tenté de la retrouver, de la reconstruire, et
souvent depuis, j’y ai pensé. Et y pensant, ai pensé à mon incapacité à ce
moment-là à en exprimer toute la justesse et la vérité, et que, même après
réflexion, dans le calme de la maison désertée tout à coup, comme un champ de
bataille après le combat avec ses monceaux de cadavres et d’armes défourbies, je
n’ai pu circonscrire et formuler./C’est bien celui d’Olivier. C’est ce que m’a
confirmé Fanny que j’ai appelée aussitôt arrivé à cause du chauffage que je ne
savais comment mettre en route. Elle a commencé à me l’expliquer. Je l’ai coupée
pour lui proposer de prendre un verre, bonne manière de célébrer mon arrivée
ici./Mais, comme je l’ai dit à Didier, à un moment donné, au milieu de la
fureur, est-il utile de chercher à expliquer ce qui précisément ne requiert pas
d’explication, vit d’une vie qui est celle de la simple évidence, et charge à
chacun d’y voir ce que bon lui semble ?/11 h 00. Je retrouve Susan avec Mathilde
dans la cuisine qui parlent de l’Afrique où Mathilde a l’intention de
travailler. Je relève à l’instant : l’épisode du retard de l’Eurostar.
Qu’est-ce ?/Comme pour corroborer ou ajouter à la confusion, et alors que j’y
songeais encore au réveil, il y a eu cette phrase que j’ai découverte au matin,
inscrite sur une feuille volante posée sur le frigo : Le petit oiseau de 3 h
30 qui siffle lorsque je me rends au lit. C’était de ma main…/J’ai
raccroché, et c’est alors que je me suis rendu compte d’une anomalie, du manque
de quelque chose d’intimement lié à cet endroit. La radio. Je suis monté, l’ai
allumée, France-Culture. Puis ai tiré la porte de la chambre, la plus belle
pièce avec ses murs bleus, ses vitraux et le grand miroir brisé que je ne me
souviens pas d’avoir vu auparavant. Et puis il y a le lit. Celui de Francko est
bas, presque à ras du sol. Celui-là est à hauteur du bassin, et immense en
surface. L’armature est faite de grosses pièces de bois. Je ne sais pourquoi,
j’y ai aussitôt vu quelque chose de japonais, ce qui est idiot, puisque c’est
exactement l’inverse, le sol et non la hauteur. Fanny m’a appris qu’il
appartenait à Olivier, lit démontable (!) et constitué de deux matelas de 2 m
sur 1, soit une surface totale de 4 m2.
Olivier ne se déplace jamais sans son lit. Il l’a donc apporté avec lui. Le lit
de Francko est toujours à sa place. Dessous…/Marie-Claude, Bernard et
Jean-Pierre à la maison, invitation impromptue, me suis couché à 3 h 30, nuit
lourde avec quelques mauvais rêves et un réveil agité vers sept heures avant de
m’extraire du lit deux heures plus tard, avec les difficultés habituelles,
insecte hors de sa carapace. J’ai passé toute la journée à la fin de la saisie
des notes vénitiennes, à laquelle, étrangement, j’ai pris beaucoup de
plaisir./11 h 59. Jenny est partie pour Bury St Edmunds avec une certaine « little
Chris ». L’horloge sonne à l’instant les 12 coups de midi. Je n’ai pas le
souvenir de cette horloge, ou, pour le moins, de son carillon. Je vais profiter
de ce moment de calme dans la maison pour lire un peu…/Inutile de dire qu’il est
très étrange d’être là, à cet instant, à écrire à cette table où d’ordinaire je
prends un café avec lui ou mange en compagnie d’autres personnes. Mais pas tant
que ça. Ce lieu m’est très familier, et c’est sans doute pour mieux affirmer
cette familiarité que l’une de mes premières pensées ait été pour la radio. Je
n’ai pas l’habitude de l’utiliser d’une manière domestique, mais je le connais
bien et d’une certaine manière s’y trouve quelque chose de moi. Moi qui, pour
l’heure, y suis seul. Je crois que l’étrangeté va s’affirmer une fois que Susan
en passera le seuil et que nous commencerons à l’utiliser comme si nous étions
chez nous./(Roman qui n’en finit pas de grandir, qui est presque un homme, à ce
point que, par moments, j’ai du mal à le reconnaître, qu’il me semble qu’il
s’agit d’un autre. Et puis, il y a cette nouvelle manière qu’il a de
m’accueillir : après la bise habituelle sur le pas de la porte, une légère tape
sur l’épaule avec un air infiniment sérieux. Salut.)/Cette décision, prise la
veille, était ferme encore lorsque je me suis couché après avoir commencé à
répertorier tout ce que j’allais emporter et à préparer certaines affaires, dont
mon cartable. Elle l’était toujours au lever. J’avais décidé, aussitôt après ma
première cigarette, d’aller faire les courses nécessaires à la préparation du
tiramisu promis à Joséphine, et aussitôt après, de me préparer et de m’en aller.
Je n’avais que cette idée en tête : partir au plus vite, ne plus être là pour
assister aux premiers préparatifs, fuir !/Nous avons passé une heure trente
ensemble : le quatre mains un peu fade de Mozart, puis guitare, accords, Beatles
qu’à l’image de nombre d’adolescents et à mon grand étonnement, il écoute et
apprécie. Il désire apprendre Girl. Du coup, au cours de guitare pratique
et de théorie musicale, s’ajoute celui d’anglais./12 h 10. Yann a appelé. Il
arrive dans la journée, mais n’a pas de nouvelles de Joséphine et de Paul… La
maison est toujours aussi déserte. Bob déambule. Je poursuis Boulgakov qui
commence à m’attirer et à m’intriguer. Je pense à Autodafé./Mais au
départ, il n’était pas question de ça. Le véritable point de départ, c’est le
chou. C’est pour cela que nous étions tous réunis : le chou. Mais la véritable
origine, c’est une carte postale en provenance du Sud-Ouest reçue il y a six
mois et dont l’illustration était la recette du chou farci. Et le commentaire :
« Tu sais désormais ce qu’il te reste à faire ! » C’était signé Max, Dany,
Didier et Fabienne. J’ai su, et il a fallu quelques mois pour que les choses se
mettent en place et que je passe une série de coups de fil pour annoncer que
j’étais prêt pour la dégustation du chou./Je suis allé faire les courses, dont
le mascarpone. À Géant, il n’y en avait pas. Il était 12 h 30. Il fallait donc
que je me rende chez Carlier, fermé à l’heure du midi. C’était encore retarder
mon départ. J’étais déjà très tendu, m’attendais à tout moment à l’arrivée de
Jake, à celle d’Émilie, à celle de deux autres « friends » prévue aussi, et je
ne voulais voir personne arriver, voulais partir au plus vite. Je suis tout de
même passé au rayon livre où, faute d’Amélie, je me suis rabattu sur un
Mishima : Dojoji et autres nouvelles. Je l’ai entamé à la caisse. Au
retour, suis monté directement et machinalement me suis mis à l’écran. J’ai
vérifié mon courrier. Ai écrit une longue réponse à l’émail de Jacques arrivé
hier, puis ai rédigé un autre mot à l’attention de Laurent. J’étais prêt à les
envoyer lorsque le téléphone a sonné. C’était la ligne de la maison sur laquelle
je suis connecté. Quelqu’un a décroché. Au bout d’un moment, j’ai de même
décroché pour vérifier si la ligne était encore occupée. Susan parlait avec
Anne. Nous avons eu une courte conversation à trois durant laquelle j’ai appris
qu’elle s’apprêtait à partir pour Roissy pour le retour de Janusz du Japon et
qu’ils seraient demain avec nous chez Jean-Pierre./12 h 20.
« Would you like a coffee ? »
Bob m’incite à faire comme chez moi, à me servir.
« No sugar no milk, but I’d
like some chocolate. » « Help yourself,
please ! » Huxley dit du martyre de Grandier : « Personne ne dirait de lui qu’il
avait été couard. Qu’ils lui fassent subir le pis ! il était prêt. Ils
trouveraient son courage plus fort que leur malice, plus fort qu’aucun tourment
que leur cruauté puisse imaginer. » Y a-t-il une manière d’agir qui aille dans
le sens de son innocence ? et comment réagir face à ces accusations ? Quelle
attitude adopter face à eux, puis face à la sentence et enfin face à cette mort
« imméritée » ?…/Samedi, j’ai fait les courses ; dimanche, je me suis levé tôt
et m’y suis mis ; pas de temps à perdre, les premiers arriveraient à 13 h 00, il
fallait une bonne heure de préparation, un bon trois heures de cuisson, je
pouvais prévoir la mise à table aux alentours de 15 h 00 ; il fallait donc que
le tout soit enfourné à midi. J’ai posé la carte sur le frigo, puis tous les
ingrédients sur la table. J’étais prêt. Enlever les feuilles du chou, les
plonger dans l’eau bouillante durant cinq minutes, égoutter et rincer à l’eau
froide, étaler. La farce à présent : de la chair à saucisse, de la mie de pain
trempé dans du lait, des œufs, herbes de Provence, sel et poivre. Malaxer le
tout. Puis le plat dont on tapisse le fond et les côtés d’une première couche de
feuilles, puis d’une couche de farce, puis d’une autre couche de feuilles, et
ainsi de suite jusqu’au comble du plat. Comme un tiramisu, en somme. Il y a eu
deux plats. À midi trente, ils étaient enfournés. Le temps de préparer la salade
frisée et les deux plats de terrine, rillettes et foie gras, il était 13 h 00 et
l’on a sonné./J’ai raccroché pour les laisser poursuivre leur conversation, et
comme il était l’heure, m’en suis allé en laissant mes deux courriers en
attente. Chez Carlier, j’ai acheté mes deux pots de 250 gr de mascarpone,
auxquels j’ai ajouté un Pandoro italien et une boîte d’énigmatiques Polvoron
manifestement espagnols. Je les réserve pour notre premier matin ici, ils sont
sur la table en face de moi. Au retour, je me suis mis aussitôt au tiramisu
avec, autour de moi, Joséphine, Yann et Paul qui allaient et venaient en
commentant les préparatifs de la « party », puis Susan qui passait à
l’aspirateur tous les recoins de la cuisine. C’était exactement comme si je
n’avais pas été là./12 h 30, Oxford Street où je considère une chemise bleue à
rayures, puis des chaussures que j’essaye et que je renonce à acheter. Nous
aboutissons chez les bouquinistes de Charing Cross où Susan cherche toujours des
scénarios pour son projet de livre./Et puis Paul a demandé à sa mère où il
pourrait trouver des boîtes. « Pour quoi faire ? » « Pour ranger le maximum dans
la cuisine afin d’éviter la casse. » Je continuais à battre la crème sans rien
dire, sans lever la tête, pressentant en le redoutant ce qui allait suivre :
« Si ça ne te fais rien, Guy, tu pourrais aussi ranger ton bureau. » « Quoi ? »
« Oui, les papiers, tout ça. » « Pour quoi faire ? » « Pour éviter qu’il y
ait… » « Vous n’avez rien à faire dans mon bureau ! » « Oui, mais… » « Vous
n’êtes pas des enfants que je sache ! » « Oui, mais 80 personnes, c’est
difficile à contrôler. » « Vous n’avez rien à faire dans mon bureau ! » Je crois
que j’aurais pu crier à ce moment-là./Anne et Janusz avec une bouteille de
champagne. Il nous fait remarquer ses nouvelles chaussures, Clark tendance
poulaine, la semelle venant mordre sur le devant et recouvrant l’arrière. Il a
une nouvelle chemise « kitsch » à plumes de paon, Anne une mise faite de
diverses pièces de vêtements superposés et d’inégales longueurs, de singulières
chaussures à lanières entrecroisées autour de manchons de laine orange qui lui
montent jusqu’aux genoux et, en fait, sont des chaussettes tirebouchonnées à la
manière des lycéennes nippones. Trendy. On prend un « buck’s fizz » à la
roubaisienne en attendant. Nous ouvrons le champagne à l’arrivée de Max, Dany,
Pierre et Brigitte. Puis une autre à l’arrivée de Didier et de Fabienne. Il y en
aura quatre avec les toasts./Comme j’ai pu, j’ai achevé le tiramisu, l’ai fourré
au frigo, suis monté au grenier pour envoyer mes deux messages avant de tout
boucler./12 h 40. Susan et sa mère viennent de rentrer, la radio marche dans la
cuisine. Adieu paix. Je file dans la chambre…/Mais à la place de mes deux
messages, il n’y avait plus que la fenêtre du bureau sur l’écran. Rien d’autre.
Ils avaient disparu. Je suis resté prostré durant un moment devant cette fenêtre
où, désormais, à la place du Foppa, le petit page du Titien me dévisage de son
air immuablement doux. J’ai tout éteint et ai commencé à réunir mes bagages :
mon cartable avec des livres, l’impression de Journals et tout ce qu’il
contient habituellement y compris la carte de pointage du boulot ; enfin, mon
petit matériel. Dans la chambre, j’ai fait mon sac comme pour un voyage (c’en
est un) et ai descendu le tout dans le hall du rez-de-chaussée. J’y ai ajouté,
après une hésitation, la caisse de la guitare acoustique./(Je relève cette
étrange chose dans le Simenon chez les Texans : « On avait regardé Maigret avec
un dégoût mal dissimulé quand il avait déclaré qu’en France on met les morts en
terre sans les vider comme des poissons ou des poulets. » Les cadavres
étatsuniens sont-ils éviscérés ?)/Susan est arrivée, m’a dit que je n’étais pas
obligé de partir, qu’il n’y avait que Jake qui était arrivé, et puis Émilie.
J’avais déjà enfilé mon blouson, et tout à coup, me suis senti complètement
idiot. « Et toi, qu’est-ce que tu fais ? » « Je ne sais pas. Je vais aller faire
des courses. Je ne crois pas que je viendrai ce soir. Tu veux du café ? » « Non.
J’en achèterai. » « Prends du pain, quelque chose à manger. » « Non, j’achèterai
ce qu’il faut. » Elle a mis son manteau, Yann l’attendait dans le couloir avec
un air intrigué. J’ai encore eu une hésitation. Mais je ne pouvais plus reculer.
Elle m’a serré contre elle comme si j’allais la quitter, puis je suis allé tout
placer dans le coffre de la voiture./13 h 30. Finalement, je n’ai pas bougé
jusqu’à l’heure du repas. J’étais sur le point de sortir fumer lorsque Jean m’a
appelé pour le repas. Elle est rentrée seule, laissant Susan en ville. Nous
avons mangé à trois face à un téléviseur assourdissant, Bob est un peu dur
d’oreille./Puis je suis passé à la cuisine serrer la main à Jake.
« Where are you going ? » « I
haven’t chosen yet. » J’ai tenté de
sourire, de faire le malin. « Quand reviens-tu ? » « Je ne sais pas. Dans une
semaine ou deux. Pas avant lundi en tout cas. »
« So Happy New Year. » « You too.
Have a nice time. » J’avais à l’esprit
l’image de mon bureau dévasté, des feuillets épars, des flaques de boisson, les
CD sortis et éparpillés…/Mais surdité sélective, il me semble, car, à table,
alors que tout le monde parle et que lui reste silencieux, comme absent,
semblant ne pas accorder la moindre attention à ce qui l’entoure, il se
manifeste tout à coup et, de sa voix posée et précise, souligne un point
particulier qui vient d’être abordé. Il n’empêche : je ne sais si certaines
fréquences de mon timbre lui sont inaudibles, mais il me fait toujours répéter
au moins une fois ce que je lui dis.
« Would you like some more ? »
« Pardon ? » Fish and chips au menu./Voilà,
c’était fait. J’ai claqué la porte derrière moi tandis que Susan rejoignait Yann
à sa voiture. J’étais excessivement tendu, me sentais triste et stupide tout à
la fois. Et puis j’ai mis en route et au bout de quelques mètres, tout a disparu
et le calme en moi est revenu. Je n’y retournerai pas tant qu’il n’y aura plus
que Susan et que tout soit en ordre. Prière de laisser cet endroit dans le même
état que vous l’avez trouvé…/13 h 40. Je lui ai finalement raconté l’anecdote du
« hew ». Qui est tombée à plat. « Pardon ? » Il ignorait le mot… En fait, après
vérification dans ses dictionnaires et un livre de botanique, nous avons trouvé
qu’il s’agissait de « yew ». Tant pis./Aldomovar, Sofia Coppola, le cinéma, et
celui flambant neuf de Roubaix, en particulier, où Max, Dany et les enfants se
sont rendus il y a quelques jours pour tomber sur une panne de projecteur.
Merci. Et l’après-midi s’avance, et le mot « art », fatidique, inévitable, n’a
pas encore été prononcé. Et l’heure du chou arrive. Je le tire du four, le pose
sur la table. Ah ce qu’il est beau avec ces feuilles bien cuites qui se sont
détachées des bords pour prendre l’aspect d’une corolle ! Est-ce aussi bon que
beau ? Les hommes sont là, prêts à s’asseoir, mais les femmes pas qui sont je ne
sais où. J’appelle. Pas de réponse. Le chou est là qui attend, moi avec le
couteau prêt à faire les parts. Nous sommes là, nous attendons. Quelqu’un dit :
« Comment se met-on ? » Je dis : « Je ne sais pas. » Et je m’impatiente. Où
sont-elles ? Alors quelqu’un dit, moi peut-être : « Mettons-nous ensemble, les
hommes d’un côté, les femmes de l’autre. »/14 h 00, nous sommes à la cafétéria
du 2e étage du Border’s Charing Cross. Un jeune homme vient de
déposer sur la table une carte de visite : « Mick Crudge Plays Acoustic Every
Sunday At Borders Charring X Road ». Je note à l’instant la faute à « Charing ».
Il y a sa photo où il pose à la fois désinvolte et grave. Va-t-il me
surprendre ?/« Nous ne faisons plus Pelikan, leurs cartouches sont trop
chères. » Je me suis alors rabattu sur Waterman. J’essaie à l’instant cette
nouvelle marque avec mon habituelle couleur violette. Pour l’instant, je ne vois
guère de différence. Peut-être suis-je encore sur la réserve Pelikan. Attendons.
Le marronnier me fait un signe de l’autre côté de la baie./Elles arrivent et je
peux enfin couper, plonger la lame dans cette masse qui, à mon grand étonnement,
est compacte, comme s’il s’agissait d’un gâteau et non d’un assemblage de
légumes et de viande. Je sers, puis ouvre la première bouteille des quatre que
j’ai montées de la cave, quatre des quelques dizaines qui restent encore de mon
cadeau d’anniversaire de l’année dernière. Et j’ai servi de ce vin, Château
Thibaut 2001, qui ne pouvait provenir que de la cave de Max, c’est l’un de ses
vins de prédilection. Et nous avons savouré, dégusté, autant le vin que le chou
qui était bien aussi bon que beau. Et j’ai ouvert une deuxième bouteille, puis
une troisième, puis quelqu’un a parlé de Lille 2004, et quelqu’un d’autre a
dit : « Est-ce que vous êtes allés voir Filliou ? » Et quelqu’un, Anne je crois
bien, Anne qui l’apprécie, a prononcé cette phrase qui commence par le mot
« art ». C’est comme ça que ça s’est déclenché…/Fanny est arrivée, nous avons
pris un vermouth, puis deux, puis trois. J’ai fumé deux cigarettes presque coup
sur coup. La tête a commencé à me tourner. J’ai proposé que nous mangions. Elle
a suggéré que nous allions chez elle. J’ai préféré le restaurant. J’ai passé un
coup de fil à Susan. J’ai eu Paul, elle était sortie. Il m’a conseillé de
l’appeler sur son portable. Ce que je n’ai pas fait. Que lui aurais-je dit si
elle n’était pas à la maison et donc n’avait pas l’intention de venir ce soir ?
Il était 23 h 10 lorsque je me suis retrouvé de nouveau seul ici. J’ai de
nouveau appelé. Elle était couchée. J’espère qu’elle n’a pas appelé, qu’elle
n’avait pas eu l’intention de venir me rejoindre./(J’ignore si je suis déjà en
Waterman ou non…)/14 h 30, il vient de s’installer, il s’accorde, n’a pas l’air
très à l’aise ; il y a une cinquantaine de personnes attablées avec des thés,
des pâtisseries ; personne ne lui prête attention ; va-t-il parvenir à suspendre
leurs gestes ? Sa voix un peu éraillée est intéressante, mais le répertoire,
sans nul doute des compositions personnelles, très conventionnel. Il chante et
c’est exactement comme s’il n’était pas là./Dans une dizaine de minutes, je vais
me mettre au lit pour y faire ma première nuit. Dans 24 heures, nous serons chez
Jean-Pierre pour une célébration dont je me fiche totalement. Pour rien au
monde, je ne voudrais me trouver à la maison en ce moment.
« They are not children »,
m’a-t-elle dit. « You are not children, are you ? » ai-je dit à Paul.
Je crois bien qu’elle s’inquiète autant que moi
du sort de la maison et qu’elle va y rester le plus longtemps possible
demain./14 h 40. Alors que je regagnais la maison, arrivée de Kevin, le coffre
plein de divers sachets et boîtes. Ils ne seront pas là demain, viennent
vendredi. Je l’aide à décharger. Il reste à peine cinq minutes. À présent, je
suis dans le living en compagnie de Bob qui achève une grosse biographie de
Churchill. J’ai dans la bouche le goût d’After Eight trempé dans mon café. Les
deux assemblés m’aident à faire passer les chips et le fish. Huxley émet cette
hypothèse pas sotte de la relation entre la crédulité confondante de ces époques
et l’absorption d’alcool : « Aux nombreuses occasions où nous buvons du thé, du
café ou du soda, nos ancêtres se rafraîchissaient de vin, de bière, d’hydromel,
et, plusieurs siècles plus tard, de gin, de cognac et de whisky. La consommation
régulière d’eau était une pénitence imposée aux malfaisants ou acceptée par le
religieux en tant que mortification. Ne pas ingérer de boisson alcoolisée était
une excentricité suffisamment remarquable pour qu’elle exige un commentaire et
l’utilisation de surnoms plus ou moins désobligeants. D’où les patronymes tels
que l’italien Bevilacqua, le français Boileau et l’anglais Drinkwater. » De là,
l’idée d’une ébriété séculaire et quasi héréditaire qui aurait émoussé la raison
et l’entendement. Diables et démons comme des éléphants roses médiévaux./Lorsque
j’ai quitté la maison cet après-midi, c’était comme si je n’allais plus jamais y
revenir et que j’emportais mes ultimes biens avec moi : quelques livres ;
quelques partitions dont mes derniers brouillons que, pour je ne sais quelle
raison, je me suis imaginé pouvoir achever ici ; deux disquettes contenant les
quatre premiers volets de la Spirale, Journals, Fabien (?),
Clara (???), Venezia, Lucca, Praha ; le présent cahier
et le stylographe qui trace en ce moment même ; deux calepins ; la guitare
acoustique dont, du reste, j’ai noté la semaine dernière la crevasse dans le
chevalet, ce qui signifie qu’elle est fichue ; ma meilleure paire de chaussures,
deux chemises et deux pantalons ; mon petit matériel… Ai-je eu le pressentiment
d’un événement fatal ?/14 h 50. Comptoir. Les toilettes des hommes au Border
sont « out of order ». J’ai alors décidé d’aller utiliser celles du All Bar One,
à deux pas. Je m’y suis rendu directement, sans consommer, me faufilant parmi la
foule ; en repassant devant le comptoir pour rejoindre l’extérieur une voix m’a
interpellé : « Excuse me, Sir. » Je me suis retourné sur une serveuse derrière
la caisse. « I’m sorry, but
you just went to the loo without having anything. »
Vous avez utilisé les toilettes sans avoir
consommé. Elle m’a montré l’écran d’un moniteur sur lequel apparaissait la
cabine d’où je sortais. « Sorry. » J’ai pris un café en me dépêchant de
rapporter l’événement./C’était hier, la dernière Auberge Rouge, repas
confectionné par Bana, Saskia et Chito : feuilleté de crudités, tourte de viande
accompagnée d’endives et de carottes à la crème, puis petite assiette d’une mer
de confitures diverses dont l’île était un biscuit en forme de lettre. À
l’entrée de la cantine, Myriam, la nièce de Chito, remettait à chacun une
feuille vierge sur laquelle était apposé le timbre d’un légume sectionné et
trempé dans l’encre. Chacun était invité à y inscrire un message. Ces messages
ont été mélangés et à la fin du repas chacun a dû en tirer un au hasard. Le mien
stipule que « c’est pas parce que l’on a rien a dire qu’il faut fermer sa
gueule »… Bernard, avec son éternelle roulée, nous conte les turpitudes de ses
contacts avec les politiques au sujet de 2004. À la porte, nous tombons sur
Marie-Claude et Bernard. Nous avons partagé la même table. J’ai posé le micro
sur le manteau de la cheminée pour la constitution du MD 4./Fromage, et puis
dessert, deux, l’un mien, sorte de babka à l’orange que j’expérimentais, et un
chocolat Grand Marnier de Susan, nouveauté aussi. Les quatre bouteilles sont
parties, plus le St Joseph mis de côté, puis celle de Pierre, de sa cave,
excellent Bordeaux, et enfin, un Frontonnais. Et Didier a dit : « C’est dommage
que l’on ne se voit pas plus souvent. » Et immédiatement après : « On devrait
aller voir Filliou ensemble. » La tempête était passée. Tout le monde a
acquiescé, oui, c’est une bonne idée. Nous avons rendez-vous samedi à 15 h 00 au
Musée de V. d’Ascq./Fanny et moi avons parlé de Noël, de la famille, des amis,
de Lisbonne, de sa mère, de la mienne, de Francko en Chine, de son travail, du
portugais, du polonais, moi, principalement, muni de mes multiples questions à
ce sujet qui n’ont pas semblé l’intéresser outre mesure…/(Un message d’une
certaine Hélène de Radio-Campus. Elle demande à rencontrer quelqu’un de « chez
Lys ». Je ne vois pas de raison pour m’y opposer. Je délèguerai donc quelqu’un.
Moi, par exemple…)/15 h 00. Alors que je fumais au pied du bassin d’eau, cette
réflexion à destination de ce calepin : « lent écoulement d’une journée »…
J’aimerais bien avancer dans Boulgakov que je me suis promis d’achever avant le
retour en France. Je poursuis aussi Pepys où une note précise que la
fonction de bourreau a été introduite en Pologne par les Allemands et suscitait
la répulsion. Le préposé à la pendaison avait beaucoup de mal à trouver femme et
à Cracovie les femmes condamnées à mort étaient graciées si elles acceptaient
d’épouser un bourreau./Un fusible a sauté alors que je me trouvais chez Carlier.
C’est ce que vient de m’apprendre Susan au téléphone. Ceci expliquerait la
disparition de mes messages. Mais pas le fait que l’ordinateur ait été encore
allumé lorsque je suis rentré. Je regrette la perte du mot à Jacques, très long,
où je m’épanchais. Comment ne pas y voir un autre signe ?/15 h 10 Je suis revenu
au Border où, après quelques minutes de recherche, j’ai retrouvé Susan dans l’un
des fauteuils de lecture de la section Fiction. Je l’occupe à présent alors
qu’elle écume le 2e étage à la recherche de scripts. Nous devons
quitter l’appartement à 17 h 00 pour prendre l’Eurostar de 18 h 15. Je considère
les livres achetés aujourd’hui : Pepys 1663, On Film de Wenders
(apparemment en anglais d’origine), un beau livre sur Venise, Journals de
Sylvia Plath. J’aime décidément la présentation des librairies anglaises et
cette politique d’y associer des endroits de lecture et de… « délassement ».
J’ai hésité à écrire ce dernier mot qui semble m’avoir été soufflé, imposé, qui
a la même résonance maligne que « vacances », « loisirs », « détente ». Je n’ai
pas le souvenir de l’avoir employé un jour. Délassement, je me délasse, quel
délassement !/(Impossible de trouver le sommeil. Je me demande ce que je fais
là, seul, dans un lit qui n’est pas le mien et même pas le sien, tandis qu’il
vogue sur la mer de Chine en direction de Shanghai.)/« Délasse-toi », m’a-t-elle
dit, alors que je m’asseyais. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris sa
mine ahurie à me voir ôter mes souliers./Filliou, mais aussi Pollock, Van Gogh,
Rodin, Michel-Ange, et ma discussion au sujet du nu en peinture avec Pierre,
Pierre qui s’avoue « amateur » de sexe [sic] : « Pourquoi le sexe serait-il
sale ? Les grands moments de ma vie sont liés au sexe. » Didier m’entretient
longuement de sculpture, dit qu’après Rodin et Brancusi, il n’y a plus rien :
plus de sculpteurs, plus de sculpture, ce qui me fait dire que la France est le
pays du plat. Et puis l’inévitable discussion, acharnée, véhémente et fébrile,
entre Max et Janusz au sujet de l’art, comme un rite, un passage obligé en fin
de soirée./J’évolue dans cette maison d’homme seul comme un homme seul et
jusqu’à un certain point pas mécontent de l’être, et je me prends à repenser à
la rue Manuel, aux trois ans que j’y ai passés seul, et je me demande dans
quelle mesure durant ces trois années je n’ai pas été chez moi. Ramuz dit : « On
ne se sent chez soi que dans l’endroit où l’on voudrait être enterré. » Mais
est-ce que être chez soi, ce n’est pas être seul ?/À cette différence près que
c’était l’après-midi. Comme c’est étrange. C’est vrai qu’il s’agissait d’un
dimanche après-midi, et Janusz : « C’est bien les repas le dimanche ; de toute
façon, on ne sait pas quoi faire les dimanches ! », et j’allais oublier Francko
qui est revenu souvent dans les conversations, qui, à l’heure qu’il est, devrait
être rentré. « J’espère qu’il est transformé », ai-je dit. « Pourquoi ? Tu
n’aimais pas comme il était ? » « Si, mais j’espère qu’il sera augmenté,
amélioré. À quoi auraient servi ses trois mois à traverser deux continents s’il
revient identique ? » Mais comment pourrait-il revenir identique ? Est-ce que
Janusz est identique, lui qui leur a parlé du Japon, encore qu’il n’ait pas
voulu s’étendre, « c’est fini, c’est passé maintenant », comme par pudeur
vis-à-vis de sentiments qui le font trop trembler encore ? Et suis-je identique,
moi qui en entends tant parler depuis plus d’un an que je m’en sens transformé,
que j’en sens des traces en moi quand bien même je n’y aie jamais mis les pieds…
Je dois y aller…/15 h 40. Je suis toujours dans le même fauteuil. Devant moi, un
jeune employé revoit l’agencement du Health Department, étagères consacrées à la
beauté du corps et à la forme. Je viens de tirer d’un tourniquet un exemplaire
de The quotable Oscar Wilde dans la collection Runnaing Press, recueil de
citations./(Étrange ambiguïté de la formule qui m’apparaît au moment où je
saisis. Je voulais dire qu’il était l’heure de partir et que je devais y aller.
Mais en effectuant la saisie, j’ai compris : « Je dois aller au Japon » !)/Ce
serait donc que l’on n’est chez soi que dans la solitude, soit cet état clos où
l’on n’a que son cerveau pour ami. Alors, tous les lieux conviennent pourvu que
cette amitié ne soit pas menacée, ni compromise. Mais au premier matin à Venise,
alors que nous sillonnions la lagune, m’avait empli une sensation, expression de
la conviction soudaine que se trouvait là tout ce qui obscurément ruminait en
moi, soit une glaciation du temps nappant une eau infiniment étale. Et avec elle
cette immédiate formule : « Je suis chez moi. »/Thierry et Patrick les premiers,
comme je m’y attendais. Thierry les cheveux longs, tirés en arrière, très poète
XIXe
avec une légère touche d’André Rieu. Ils ont avec eux une bouteille de vodka, un
bouquet de fleurs et Thierry en particulier, un livre pour moi, dont il m’avait
parlé, Abbés, de Pierre Michon, ce fameux Michon dont j’entends tant
parler et que j’ai entamé cette nuit avant d’aller me coucher. Nous parlons du
Guerbadot exposé, des photos de Patrick qu’il découvre sur l’harmonium, du
Robert que je n’ai toujours pas déplacé. Prenons le premier verre, un blanc
Argentin que m’avait conseillé Nicolas, sec à l’allure de moelleux, très bon. Et
puis arrivent Alex et Caroline, Caroline dont j’avais un peu oublié le petit
visage éclairé, Alex et sa mine de moine guerrier de l’an 1000 comme tout droit
sorti d’Abbés. Ils font connaissance jusqu’à ce que Françoise et Black
Susan arrivent, et de nouveau le blanc que nous finissons./Fuir. C’est
véritablement une fuite. Lorsque je me suis trouvé dans la cuisine, prêt à
partir, disant au revoir à Jake, Paul s’est écrié : « So the party can begin ! »
Ça a sans doute été innocent, mais néanmoins spontané, et révélateur, de quelque
manière, du fait que j’étais une gêne. Et jusqu’à quel point, avec mes exigences
et mon « sale caractère », n’en étais-je pas une ?/Je pourrais faire miens bon
nombre des mots de Wilde. En le remettant à sa place, j’accroche le
visage ordinaire de Sylvia qui illustre la jaquette de Journals,
et me demande quelle est la raison profonde de mon désir d’acquérir ce livre, de
mon attirance pour elle dont je ne sais rien et que je peux mettre en parallèle
avec Eva Hesse : est-ce leur souffrance, leur disparition prématurée, les deux
étant liés au fait qu’il s’agit de femmes ?/Je sors de dessous le casque et de
devant l’écran où vient de se déployer Roma. Vu, revu, et revu encore.
Revu comme si je ne l’avais jamais vu, sans que je ne quitte une seule seconde
l’image des yeux, laissant s’égarer parfois mes pensées, relevant mentalement
des choses, puis, ayant peur de les voir disparaître, attrapant au jugé un
morceau de papier, puis le crayon de ma poche de chemise et, toujours sans
permettre à mon regard de quitter l’écran, particulièrement durant la toute
dernière scène, Rome la nuit et les motos qui la sillonnent jusqu’à disparaître
sur une portion d’autoroute, cette scène que je n’ai pu me résoudre à
interrompre pour noter ce que j’avais à noter, ce que j’ai fait alors sans
quitter l’écran des yeux, soit inscrire à la seule lumière de l’écran et à
l’aveuglette les quelques mots qui me serviront à ne pas oublier. Je les
regarde à l’instant : sans artères latrine la contestation
le peuple ma reconstitution et le dernier : BP, inscrit au
moment où il est apparu à l’écran, la fuite des motos prises de dos et sur le
côté, BP, qui tout à coup m’a semblé de trop, qui a résonné comme une fausse
note, et c’est du reste ce que j’ai pensé : « fausse note », qui a été la seule
et unique erreur de ce film admirable./16 h 00. Passage chez Virgin Oxford
Street avec un étage complet consacré au « classical » (classique et assimilés)
où, enfin, je trouve des choses qui m’intéressent, Schnittke en pagaille,
Ligeti, Turnage, Cage. Et puis Franck Martin dont la Symphonie concertante
m’avait tant marqué il y a 20 ans et qui m’enchante tout autant, malgré (ou à
cause) des coups d’éclats à l’émotion, qui appellent Barber qui, de même, dans
cette sorte de simplicité première, a quelque chose qui me touche, quelque chose
qui m’a fait penser qu’il pourrait s’agir là d’une musique naïve de la même
façon qu’il existe une peinture naïve./La feuille est à présent posée à ma
droite, sur la spirale du fil beige du téléphone, celui d’il y a vingt ans,
celui de Marcq, appareil encore à dimension humaine, et déborde sur le fil du
casque qui m’a servi à écouter. Et à sa gauche, la bague du cigare que j’ai
consumé tout au long, l’un de ceux que m’a laissés Joséphine, qui attendait là
depuis quelques semaines et que je me suis enfin décidé à allumer. C’était une
excellente occasion, le moment rêvé en somme, et qui, d’une certaine manière, ne
pouvait mieux tomber avec ce film où outre les mots, les couleurs, les cris, les
rires, les ruines, il y a la fumée. Celle de l’accident, celle des fouilles,
celle de feux dans la nuit. Et enfin : celle des cigarettes qui emplissent
l’écran du début jusqu’à la fin. C’est du reste sur une cigarette que s’ouvre la
première scène et c’est à ce momentlà, hasard, que j’ai allumé ce cigare qui m’a
semblé parfait, qui m’a donné l’envie d’en fumer davantage, car d’une certaine
manière, fumer le cigare, c’est véritablement fumer. C’est un Guantanamera./À
l’instant, un appel d’Y*** à qui j’ai laissé le répondeur comme interlocuteur.
Auparavant, c’était Susan que j’avais déjà appelée et qui était encore au lit, à
11 h 00, ce qui est proprement inimaginable. Elle m’a dit avoir très mal dormi,
être fatiguée. Elle a eu Jean-Pierre au téléphone. Il s’occupe de tout, nous
n’aurons qu’à nous installer. Tant mieux. Elle m’a appris que Yann allait dormir
dans mon bureau dont il serait le gardien. Je n’avais donc pas à m’en faire. Je
me sens un peu rassuré, d’autant que j’ai aussi passé une mauvaise nuit, endormi
aux alentours de 5 h 00, réveillé par deux fois par une série de rêves
extrêmement intenses d’essence cinématographique./Et face à Roma, j’ai
aussi repensé à l’aberration de la stéréo au cinéma, ou du moins pour le film ou
l’image en général. Le film, c’est l’image, et l’image, c’est la frontalité.
L’image n’a que faire de la stéréo et en tant que chose frontale ne peut
admettre qu’un son frontal ; qui vient de l’image et non de deux points sur les
côtés qui n’ont rien à voir avec l’image. Dans un film en stéréo, il y a
l’image, et puis le son fragmenté, démantelé qui n’appartient plus à cette
image, qui est en porte-à-faux, qui tient un autre discours. Il y a une
distraction, une diffraction, une séparation. Je suis très étonné que Godard
fasse des films en stéréo. C’est insupportable. Nous ne sommes pas des
poules./J’ai pris mon premier petit déjeuner ici en solitaire. À la manière
Francko. Sauf les œufs. Le stylographe fuit, mes doigts sont maculés d’un
mélange d’encre Waterman-Pelikan…/Ne manquaient plus que Léo, Fanny et Wanda.
Nous attaquons alors le blanc cépage Chenin, dont j’avais appris l’existence
l’après-midi même par Nicolas, cépage des vins de Loire, celui-ci, en
l’occurrence, étant d’Afrique du Sud. Françoise et Black Susan s’attaquent au
Campari, tandis que nous entamons le blanc du Chili et que j’engage une énième
discussion au sujet de Mulholland drive avec Françoise qui m’en promet le
découpage. À table, Thierry me propose de refaire mes pièces vocales avec Cyril
et Denis. Wanda, Léo et Fanny sont partis à 6 h 30 après une longue discussion
au sujet de l’Irak au milieu du séjour sous l’œil sceptique de la tête de Det
l’F par la porte entrebâillée…/16 h 30. Lent, en effet. Je n’ai pas quitté mon
fauteuil. Je frissonne, bâille, à deux doigts de m’endormir. L’estomac me pèse.
Je lis, pourtant. Susan rentre pour m’annoncer l’arrivée de Terry, Chris et Tim.
Bouleversement de mes prévisions de calme et de lecture./Et l’on pourrait me
rétorquer que regarder un film avec le son transmis par l’intermédiaire d’un
casque, ce n’est pas de la frontalité. Si. On l’entend entre les yeux ; c’est de
la mono et les deux sources se rejoignent pour n’en faire qu’une qui bruit au
milieu du cerveau, entre les yeux. Il est un point qui correspond exactement au
centre de l’image, donc à l’image. C’est le véritable son de l’image./17 h 00.
Je viens de découvrir avec stupéfaction que l’ordinateur d’Olivier n’a pas
Word ! Je ne peux ouvrir mes fichiers !/18 h 00 : de l’aéroport à Restauradores,
dans le centre, par l’aérobus, et de là, le premier funiculaire, que nous
négligeons pour gravir Bairro Alto à pied, en trois étapes tant la pente est
raide et qui nous exténue littéralement, et où, malgré le plan, je nous perds.
Descente, remontée, enchevêtrement de ruelles jusqu’à l’hôtel qui n’était qu’à
deux pas de l’arrêt du funiculaire./Je pensais aussi à la ville qu’elle était,
et donc aux villes, et c’est à l’apparition du Tibre (fidèle à lui-même, soit
une voie d’eau étroite complètement déserte et j’ai été surpris de ne pas
l’avoir remarqué les autres fois et qu’il ait fallu que je l’aie devant moi pour
me rendre compte de cette drôle de chose, ce fleuve qui traverse l’une des plus
grandes et plus vieilles villes du monde et a l’allure d’un ruisseau) que je me
suis dit que si une ville se fait autour d’une perspective, elle existe aussi
avec de l’eau et des artères. Comme un cœur. Roubaix n’est pas une ville./18 h
30. Je viens de passer plus d’une heure à peiner sur le clavier de son Érard,
très dur, aux touches sensiblement plus larges… J’ai essayé sans grand succès de
me mettre à l’écriture des Danses romannes…/19 h 00, partons pour la gare
de Sudbury chercher Joséphine et Yann. Je saute sur ma 3e
cigarette./19 h 30, après un chapitre de Boulgakov, un peu de piano, coup de fil
de Susan. Je passe d’ici une demi-heure la prendre à la maison (à la croire
méconnaissable). Je lui ai dit que je n’entrerais pas, que je l’attendrais dans
la voiture. J’ai aussi fait ma leçon de portugais, ma voix prenant de drôles
d’accents dans ce nouvel espace… Il reste deux pages à ce cahier. Je vais tâcher
de l’achever avant de partir./20 h 00. Repas froid : légumes crus, crevettes,
betteraves, jambon, sausage rolls, les sticks à tremper dans diverses sauces ;
et puis le fromage, nouveauté, que l’on sert après le dessert, accompagné de
biscuits secs écossais. Je m’en étonne. « Mais c’est comme cela que l’on mange
le fromage en Angleterre ! » On me regarde comme si c’était la première fois que
je mettais les pieds dans ce pays et je les regarde comme si depuis six ans ils
me l’avaient tous caché pour me jouer ce mauvais tour./Je m’interroge une
nouvelle fois sur ma manière d’écrire, espèce de jeu d’alternance, de
va-et-vient qui me consterne un peu, et m’intrigue en tout cas : partir d’un
émail pour Hélène pour aller à Fabien, et de Fabien aller à cette
page du journal, pour de là filer à la Spirale tout en pensant au
Livre à achever et aux partitions des quatuors vocaux à transcrire. À quoi
cette manière de « travailler » correspond-elle ? Je me saisis de Mishima pour
une éventuelle réponse, deuxième nouvelle : « Patriotisme »…/20 h 30. Après un
passage éclair à l’Institut du Porto, nous nous retrouvons à la terrasse d’un
petit restaurant dans une ruelle en pente. Une serveuse pose sur la table des
petits raviers contenant diverses choses, olives, anchois, fromage. Ce n’est pas
offert, mais on ne paie que si l’on y touche. Le son d’une télé sort d’une
habitation, les autochtones s’interpellent, la voix de soprano d’une dame se
mêle aux accents chuintants ; c’est Gènes, Rome, Lucca tout à la fois. J’ai un
mouvement sur ma droite pour m’apercevoir que j’ai laissé mon sac à l’hôtel./Il
est 21 h 30, je profite que la maison ne soit pas encore bouclée pour fumer ma 4e
et dernière cigarette. Je suis repu. Je ne refuse rien, je fais honneur, je fais
plaisir à Jean qui ne sait quoi m’offrir, qui sort pour mon café une tasse d’un
service rare réservé aux « special guests ». Je suis un « special guest ». Très
spécial./C’est le soir de la mutinerie du 26 février 1936 : un officier,
contraint d’avoir tiré sur les siens, rentre chez lui pour se donner la mort.
Son épouse va l’accompagner. Ce sont leurs dernières heures dans le détail…
J’étais au lit lorsque le lieutenant s’enfonce le sabre dans le ventre,
lorsqu’il peine à couper latéralement ses propres viscères. C’est à ce moment
précis que j’ai décidé de fermer le livre et de remettre la suite au lendemain.
Rien, pourtant, ne m’empêchait de poursuivre. Je ne crois pas que ma sensibilité
soit suffisamment meuble pour que de telles images la marquent durablement, et
je pense à Histoire de l’œil, à American Psycho, dont certaines
images me sont restées longtemps en mémoire sans me perturber véritablement
(encore que j’aie sauté deux passages du second), pourtant, la nuit dernière, il
m’a fallu là interrompre ma lecture./23 h 00 à l’horloge. Je suis face à la TV,
émission spéciale sur les émissions spéciales. Il y a quelques minutes, Jean
quittait la pièce avec Jenny ; un quart d’heure auparavant, c’était le tour de
Bob ; une demi-heure avant lui, Susan. À présent, je suis seul. Pour combien de
temps ? Il ne me déplairait pas à présent que la télé s’éteigne. Et Huxley
écrit : « De nouveau, le prêtre sut qu’il n’y avait pas d’espoir – nul espoir si
ce n’est celui qu’il avait en ce Dieu qui était présent et qui ne
l’abandonnerait pas, ce Christ qui était là, maintenant, et qui continuerait à
être présent à chaque seconde de son martyre. » Son martyre, ce sont les
tortures abominables qu’on lui inflige et qu’il est décidé à endurer au nom de
Dieu, au nom du Christ, Christ et Dieu qu’il appelle à son secours et qui,
effectivement, on peut le présumer, l’aident puisqu’il va jusqu’au bout sans
défaillir, sans se parjurer, sans rien céder. Je reste coi face à cette
conviction, à la force de cette foi./Peut-être du fait, depuis quelque temps, de
la présence en moi d’images semblables dont l’origine pourrait être la photo des
cent morceaux. Cette image, même si je ne lui ai accordé qu’une fraction de
seconde, revient en moi de temps à autre et particulièrement le soir. Une autre
aussi, depuis quelques jours, venue de je ne sais où, qui est celle d’une
énucléation. C’est vrai qu’en lisant, ces deux images se sont accouplées avec
celle du sabre dans les intestins du lieutenant. Mais je ne me suis pas senti
mal à l’aise ou perturbé. Pourtant, j’ai refermé le livre comme si j’avais
deviné ou pressenti que la suite allait avoir un impact sur ma conscience de
sorte à me troubler le sommeil…/Apulée pour le latin, et, pour le grec, Cyrus
qui va à la bataille sans son casque, l’imprudent. Je parle beaucoup de Rome
d’où nous revenons et de la chapelle Sixtine en particulier. Francko est tout
étonné que l’on ne voit plus les cuisses de Marie. Je lui parle de la Beata
Ludovica, tandis qu’il me parle de Teresa d’Avila. Du coup, je doute./23 h 30.
Tout le monde est monté en laissant la TV allumée. Puis-je l’éteindre ?/J’ai
refermé, j’ai repris la suite au matin. Les images de ces deux morts détaillées
ne m’ont pas marqué outre mesure. Pas autant en tout cas que ce qui les unissait
à ce moment-là, au nom, il me semble, de l’amour davantage qu’au nom de
l’honneur, encore que l’amour ne soit pas un facteur essentiel, pas même
nécessaire, du mariage japonais. De quel pacte inhérent à leur union
s’agirait-il donc ?/Sortant de chez Jean, nous discutons encore un moment sur le
trottoir, avant de nous séparer. Je lui parle de mes difficultés à poursuivre le
grec moderne. Il me dit n’avoir pas ouvert son livre de japonais depuis une
dizaine de jours. « C’est de plus en plus difficile, et en ce moment avec ma
fontaine… » Il peine dessus, ne sait par quel bout la prendre, comment surmonter
les difficultés techniques, problèmes de pression, d’inertie, d’équilibre, de
circulation de l’eau, et ceux de tension des bandes magnétiques. L’exposition
est dans deux mois…/0 h 40. Je lis, alors que tout le monde dort, Boulgakov où
ni le Maître ni Marguerite ne sont encore apparus./Elle est en face de lui,
agenouillée, assiste à son éventration, est aspergée de son sang. Elle est
calme, impassible. Puis avec la même tranquillité se donne la mort près du
cadavre de son mari. Sans doute est-ce une mauvaise interprétation de ma part,
point de vue d’un Occidental qui n’a qu’une vision exotique du Japon, mais tout
me laisse à penser qu’un Japonais peut trouver cela naturel, allant de soi.
Alors, je me pose cette question : pourquoi Mishima, en tant que Japonais, et
lui-même finissant de cette façon, éprouve-t-il le « besoin » de détailler cette
double mort ? Qu’est-ce qui l’a animé, et pourquoi, tout simplement,
l’écrit-il ? Et, enfin, pourquoi ce titre : « Patriotisme » ?/(J’ai vérifié en
rentrant : les deux figurent à Rome. Je préfère Ludovica…)/8 h 15, je me trouve
sur le balcon de la chambre 102 du premier étage de la Pensão Londres au haut de
Bairro Alto, soit le quartier haut, l’une des sept collines de la ville. Il
pleut./J’ai laissé la question en suspens pour appeler maman à l’hôpital. On
vient de l’opérer et elle est contrainte de rester en station assise toute la
journée. Elle trouve le temps long. « Mais qu’est-ce que tu fais ? tu ne lis
pas ? » « Je n’arrive pas. J’ai pris quelques uns de tes livrets, mais je
n’arrive pas à lire. » Puis ajoute : « Je suis en colère après Patricia. Les
livrets sont posés à côté de la fenêtre et elle dit à tout le monde : son fils
est écrivain, son fils est écrivain ! Je lui dis : non, Patricia ; il écrit des
nouvelles, mais il n’est pas écrivain, il n’est pas publié ! »/Mais est-ce
réellement ce mot-là ? Quelques lignes précisent sans autre commentaire que
Mishima a exigé que la traduction française soit faite à partir de l’anglais et
non du japonais. C’est très étrange. Je parlais justement avec Laurent du
problème de la traduction, du russe, en l’occurrence. Je n’ai pas pensé au
japonais qui, intuitivement, m’a toujours paru mal traduit en français. Mishima
a-t-il pensé que la traduction serait plus juste par l’intermédiaire d’une autre
langue, l’anglais, dans ce cas précis ? (Mais il est vrai que je n’y ai pas
rencontré la lourdeur habituelle.)/10 h 30. Rua de S. Pedro de Alcãntara, Largo
Trindade Coelho, Rua de la Misericordia, descente vers Chiado, le centre
commerçant, le tout dans le crachin. À la Praça L. de Camões, nous entrons dans
un « tudo a 1,6 € » pour en ressortir avec deux parapluies rétractables. Sous
nos pieds, les vagues des petits pavés des trottoirs et des places. De là,
quelques pas dans Chiado, puis descente jusqu’à la mer par la Rua do Ouro
jusqu’à la Praça do Comèrcio et ses trois côtés en arcades, avec la pluie qui
tombe toujours. Susan avise un tram touristique qui propose une heure à travers
la ville. Je me laisse mener. Mais très vite, j’abandonne les écouteurs pour
ouvrir la fenêtre et écouter la rue. Sur mon petit micro, quelques gouttes de
temps à autre, s’autorisent des atterrissages./Puis il ajoute : « J’en ai assez.
Je vais tout laisser tomber et poursuivre ma vie tranquillement sans plus me
tracasser avec de tels projets : lire, jouir de la vie, voilà ce qu’il me faut !
Tout cela, l’art, c’est trop de tracas, trop de fatigue, trop de tension. »
C’est ce qu’il avait déjà dit lors de son exposition à Cologne. « J’en ai marre
de l’art. » Moi-même me suis fait mille fois cette réflexion, encore qu’au fil
du temps, je me demande si elle ne prend pas un caractère de sérieux. D’un autre
côté, je sais que je n’arrêterai pas, quoi qu’il arrive, et, sur la route du
retour, je m’étais demandé si je ne pouvais pas simplement me contenter de cette
voie déjà entamée, la suivre aveuglément en constituant mois après mois la
publication des journals avec, en parallèle, tout ce qui, à ce jour, est resté
inédit. Tout publier, tout ce qui me tient à cœur, nouvelles, romans, journals,
lettres, musique, jusqu’à épuisement total. Faire cela tranquillement, sans le
souci – et l’obsession, parfois – de la reconnaissance, de l’estampille
professionnelle, ce jusqu’à ce que mort s’en suive…/Levé le nez dans la neige.
Je n’avais pas passé le premier feu que la voiture s’était déportée sur la
gauche. J’ai aussitôt rebroussé chemin, bien décidé à passer la journée
calfeutré à la maison. Coup de fil au boulot : « Neige, verglas, il est plus
sage que je reste chez moi. » « Pas de problème, à lundi. » Je me suis changé et
ai attaqué Zone of terror de Ballard./Suivre ma nature, en somme, et je
n’ai pas été mécontent, le lendemain, de trouver cette phrase de Guitry : « Tout
homme est désigné pour faire quelque chose – et il doit écouter aveuglément ce
que la nature lui dit. Je crois que tout effort contre la nature est
vain. »/(Mais finalement, n’est-ce pas cela un écrivain : quelqu’un qui est
publié ?)/En fin d’après-midi, j’ai tout de même pu me rendre à Lille,
artconnexion, verre autour du prochain voyage de Bruno et Laurent au Groenland,
voir le MD 3, 80 minutes de cette joyeuse réunion, micro posé sur le manteau de
cheminée de la salle. J’ai écouté cela au retour. J’avais parlé de plaisirs
anciens revenus. C’est davantage que cela. C’est exaltant, et je suis toujours
aussi fasciné par le son et par cette sorte de prise en général, brouhaha,
conversation mêlées, confusion des sons, des éclats de voix et de rire d’où, par
instants, un mot ou une phrase intelligibles émerge pour se faire engloutir à la
seconde suivante… Le son pourrait-il, en matière de journal, se substituer à
l’écrit ? (Pas un mot depuis vendredi, beaucoup d’enregistrements, et pas de
remords ni de manque du rapport.)/Quel est le titre en anglais ? Et est-ce
« patriotisme » en japonais, ou un mot approchant ? Le « patriotisme » a-t-il un
quelconque sens en japonais ? En outre, ce qui les unit me semble aller au-delà
du patriotisme, et, en définitive, je n’ai pas pensé un seul instant à sa
présence dans leur décision, et plus particulièrement dans celle de son épouse.
L’honneur du lieutenant est en jeu, il décide de mourir. Cette décision est
inhérente à sa vie en tant qu’officier. Ça le regarde, mais ça la regarde elle
aussi, car elle le savait, et elle savait que lorsque cela arriverait, elle le
suivrait, sans un mot, sans discussion. Ce jour-là arrive. Il dit : « Ce soir,
je m’ouvrirai le ventre. » Elle dit : « Je suis prête. Je demande la permission
de vous accompagner. » « D’accord », dit-il. « Nous partirons ensemble. » Tout
cela est extrêmement troublant…/11 h 30. Après le petit déjeuner et avant le
repas de midi, Yann et moi sommes allés à pied jusqu’à l’église à l’autre bout
de cet étrange village que je découvrais véritablement, qui semble n’avoir
conservé aucune trace de son passé, hormis l’église, esseulée à l’extrémité de
cette longue suite ininterrompue de maisons récentes et résidentielles. Elle se
trouve au bout d’une longue allée longée d’arbres. Il a fallu sept ans pour que
je parvienne enfin à sa porte ; et lorsque j’en actionne l’anneau, elle refuse
de s’ouvrir. Nous en avons fait le tour sans y trouver le moindre accès, avons
jeté un œil par les vitraux sales. Je n’ai pas vu le brass de Rambures. À son
pied s’étale une partie de campagne légèrement vallonnée./(Le calme, la
tranquillité, sans urgence, sans précipitation. Sans questions. Grudzen.)/13 h
00. Découverte d’Alfama à pied, le micro agrafé à mon sac./15 h 00. Kevin,
Sylvie et Kathrine viennent de partir après le repas qu’ils ont partagé avec
nous. Je suis toujours aussi étonné de la rapidité avec laquelle les repas se
font, expédiés comme s’il s’agissait d’une corvée, ou d’un devoir, d’une épreuve
faite par pure nécessité organique, alors qu’en France ils auraient duré toute
la journée./15 h 20. Terrasse couverte du chic Suiça après la tour San Justa.
Les conversations de nos voisins, les voitures, un vendeur de parapluies un peu
plus loin : cette fois, je n’ai pas oublié mon sac./Alex a l’intention de monter
un dossier pour une résidence à Amsterdam. Le dépôt doit se faire en anglais et
il avait besoin de quelques conseils. Nous prenons des nouvelles autour d’un
Frontonnais. Il va bien, est toujours aussi débordé. Nous abordons la question
du « meuble » pour la cuisine. Il avoue sécher dessus. Ne trouve pas la bonne
forme, celle qui lui conviendrait, celle qui ferait que ça ne soit pas
simplement un meuble de cuisine. Il nous apprend en outre que le château
Copreaux est vendu. L’acheteur est un entraîneur belge de formule 1 qui
en fera sa résidence des week-ends. 250 unités. Il est triste./(Je pense à
l’instant à la scène de dissection d’un corps humain dans Le Hasard. J’ai
détourné les yeux.)/En arrivons à Francko. Je m’étonne de n’avoir toujours pas
de nouvelles. Il m’apprend qu’il devait arriver à Bruxelles mardi. « À
Bruxelles ? Hier ? » « C’est Francine qui me l’a appris. » Je me demande encore
comment il se fait qu’elle ne m’en ait rien dit…/16 h 30. « Confeitaria Nacional »,
dit haut lieu de la pâtisserie. Comptoir, puis une petite salle sur le côté
pourvue de petites tables où l’on peut consommer. Salão da chà.
Je dois passer entre deux chaises
occupées, ne suis pas fichu de dire « desculpe-me ». Gêne, embarras. L’une des
dames finit par condescendre à accorder de l’intérêt à ma présence. Elle tire à
peine sa chaise avec un sourire un peu crispé. Pour l’heure, je n’ai pas
spécialement remarqué que les Lisboètes étaient avenants, accueillants,
serviables…/En cours de repas, discussion autour des résidences. « Moi aussi, je
pourrais peut-être demander à faire une résidence », dit Paul. « En qualité de
quoi ? » « D’artiste. » « Ah ? » « Oui, mon travail sur les sites web. » « Mais
cela ne fait pas de toi un artiste. » D’où la discussion : de la différence
entre artiste et artiste. « Oui, mais les acteurs, dit Paul, les stars de la
chanson se disent artistes et sont considérées comme telles. » « Sans
doute, à cette différence près qu’ils ne font pas de l’art ; et ne sont donc pas
artistes… » Un acte d’art doit être gratuit, solitaire et inutile…/17 h 30.
Retour à l’hôtel sous l’averse et les coups de tonnerre par les escaliers
interminables qui mènent de la place Dom Pedro IV à celle du Quiosque (Largo
Trindade Coelho) près de l’hôtel./17 h 40. Salle d’attente Eurostar, Waterloo
Station. Nous sommes venus à pied de Wardour Street : Orange Street, National
Gallery, Trafalgar Square, Strand, Charing Cross Station, puis, alors que le
soleil se couche, le Hungerford Bridge au-dessus de la Tamise, le pont
piétonnier qui longe celui du métro et du train et qui m’a offert un nouveau
point de vue sur Londres, m’a permis de la reconsidérer sans pourtant que je
puisse formuler précisément en quoi consiste cette modification ; qu’ai-je dit
déjà à propos des grandes villes qui se jugent et se découvrent depuis leurs
ponts ? (Au loin, la Gherkin Tower de Foster qui se construit. La Tour
Cornichon.)/Les moujiks ne sont pas les geishas. C’est dire que Francko n’est
pas mécontent d’être rentré après son passage en Russie qui l’a un peu
« refroidi » après la magnificence de l’Asie. Il va très bien. Est effectivement
rentré mardi dans la nuit à Bruxelles. Je viens de l’avoir au bout du fil, nous
nous voyons tout à l’heure./17 h 50. Costa Coffee où serveurs et serveuses sont
italiens, baragouinent l’anglais ; j’ai bêtement renoncé à m’adresser en sa
langue à la serveuse qui m’a tendu mon espresso. À l’autre bout de l’espace
ouvert de ce café, se trouve un homme âgé, assis, à l’air grave, sévère, porteur
d’un chapeau et qui écrit dans un calepin de type Moleskine, semblable au mien.
Apparais-je à ce moment même dans ses notes ?/19 h 30. Je viens de survoler
l’enregistrement fait en marchant à Alfama. Chaque pas est accompagné en rythme
par le cliquetis fantomatique. C’est inexploitable. Je suis effondré./Être
obligé pour écrire d’utiliser le verso d’un reçu bancaire, seul support de
papier vierge que j’ai en ma possession, moitié de feuillet A4 dont la taille
disproportionnée m’avait époustouflé et tiré un sourire à sa sortie du
distributeur et qui, à présent, est la bienvenue. Je suis exact au rendez-vous,
MAM de V. d’Ascq, table de la cafétéria, avec des bruits de fourchettes (que
l’on range), Mozart (que l’on dérange), un couple en face de moi qui papote et,
par la baie vitrée, au premier plan du paysage du parc, le Caro, puis les arbres
secoués par un beau vent et de multiples rafales de pluie. Retard, où
sont-ils ?/20 h 10. Institut du Porto. Le garçon parle un peu le français. Sur
la carte, plus de 600 portos différents de 1 € à 22,50 €, un Burmester de 40
ans, tandis que la bouteille la plus chère est un John Reserva de 1900 à
1 139, 50 €. Nous lui demandons conseil. Il nous propose la même marque :
Forrester, un jeune et un vieux pour comparer. Le mien a trente ans d’âge. Sur
le plateau, il présente les verres avec les bouteilles d’où ils sortent.
Ambiance feutrée, chic, comme il se doit. Pas du tout années 40 comme l’indique
le guide. On chuchote, on murmure, on pouffe gentiment dans son poing. Une
musique douce colore le tout…/À ma gauche, le petit matériel dans son sac,
bonnette du micro émergeant prêt à officier, micro que j’avais déjà avec moi
hier lors de la soirée du vernissage de Patrick et que je n’ai pas sorti.
Aujourd’hui, il est prêt, prêt à capter leur arrivée, puis à saisir la visite
guidée de l’expo Filliou que Didier nous a promise. Mais où est-il ?/21 h 30.
Restaurante Premeiro Maio, rua da Atalaia, Bairro Alto. Un tout petit restaurant
en contrebas du trottoir. Carrelage au sol, azulejos aux murs, une majorité de
Portugais, ce qui est plutôt bon signe. Le serveur parle le français, ce qui me
permet de lui soutirer, alors que je goûte le branco vinho, vin blanc, que « sta
bom » signifie « c’est bon ». (Prononcez : chta bon.)/Je commande un café et
feuillette le dernier BAM, Killoffer, reproduction du « moi », d’un certain
« moi », qui me fait songer à Barbier, à Calle, à d’autres, et à l’autofiction,
toutes démarches et tendances qui visent et mettent en scène le « soi ». Le
« soi » comme centre du monde ? qui serait symptomatique d’un changement de
pensée, de comportement ? tournure d’un nouveau millénaire tout entier centré
sur l’individu ? Plus loin, l’étonnant Parkeharrison sur lequel je
m’attarde./22 h 00. Nous avons passé l’après-midi et la soirée dans la maison de
poupée de John et Terry ; on pourrait pratiquement loger le rez-de-chaussée dans
la chambre de Paul. J’étais assis dans la réplique exacte du fauteuil à
oreillettes de chez Bob et mon thé était posé sur un guéridon absolument
identique. J’avais été téléporté, ou alors la maison d’Acton s’était
métamorphosée en celle de Sudbury sans que j’aie bougé d’un centimètre. John me
fait goûter une spécialité, le Sloe Gin. Puis repas, nous allons nous servir
dans la cuisine où un buffet est installé. Mangeons avec l’assiette sur les
genoux, dans la même pièce, séjour-salon où j’ai peine à croire que nous
puissions tous tenir avec la masse des choses et des meubles qui s’y entassent.
Bob fait partie de ces personnes avec qui je rencontre des difficultés à
m’exprimer en anglais : j’hésite, me trompe, mon accent se gauchit. John en est
une autre. Au retour, nous avons trouvé toutes les portes à l’intérieur
bouclées. « Fort Knox », dit Terry./J’ai vue sur l’allée centrale du parc qu’ils
doivent forcément emprunter pour aboutir ici. Francko doit en être, Francko que
je suis passé voir hier, qui m’a tout raconté, de l’Océan Indien au Japon, et de
là, la Chine, la Mongolie et la Sibérie, et son projet d’exposition à Kobé dans
six mois (et alors qu’il m’en parlait, ma décision subite de m’y rendre : « J’y
serai ! ») ; qui a encore raconté lorsque Black Susan est arrivée, puis a
continué sur la route pour l’exposition de Patrick à Liévin, puis lorsque nous
nous sommes retrouvés au Leffe de Lens dans la soirée, quelle histoire !
Auparavant, j’avais passé vingt minutes à la poste à coller des timbres Chanel
incollables sur les enveloppes à bulles contenant le Journal sonore,
premier du genre. J’attends avec impatience les premières réactions…/1 h 00.
J’écoute les prises de la journée tandis que Susan dort. Je note : lulas,
espada, quiejo de uvelha (pâté de sardines, de thon en apéritif), baba de camelo,
sorte de crème au caramel./J’ai aussi glissé dans la boîte un petit poulet à
l’attention de Léo, avec ces deux mots : BRIBE, BRIDE, pour sa collection…/Je
n’ai plus de montre, il n’y a pas de pendule, mais il était 15 h 00 à la
pendulette de la voiture lorsque j’en ai refermé la portière. Il y a bien une
demi-heure que je me trouve à cette table. Je suis tenté de me rendre à la
librairie, mais je risque de louper leur arrivée et je ne veux pas la louper, ni
la conversation générale qui sans nul doute se fera autour du Japon.
Alors ?/Quelque part entre 10 h 00 et 11 h 00, ma montre ne marche plus. Sur le
lit de notre chambre, je lis. P. 197 : le Maître apparaît./10 h 30. Le soleil,
enfin, qui traverse le séjour où je suis assis. Mais il fait très froid, à ce
point que j’ai dû expédier ma cigarette et renoncer tout à fait à mon projet de
lire sur un banc près de la pièce d’eau. Nous partons dans quelques heures…/(Je
lui ai proposé des leçons de japonais en commun.)/11 h 00. Dining-room à
présent, à l’invite de Jean, où il fait plus chaud. J’entends Bob parler avec
Jenny : « My precious, my angel. » Je ne sais comment, une valise à photos s’est
matérialisée sur la table. J’y jette un œil, photos de famille, années 20, 30.
Leur photo de mariage. Je compare Bob avec ce qu’il était sur cette photo. Mais
en fait, je me rends compte que ce n’est pas lui. Si ça avait été lui, le même
être, soit un beau jeune homme fringant devenu un vieil homme, ce serait
abominable. Il est heureux que l’esprit ait ce pouvoir de correction qui fasse
d’un plusieurs individus qui n’ont qu’un semblant de mémoire en commun. Je ne
suis moi qu’à l’instant où je me regarde. Bob est celui que je regarde à
l’instant et non cette représentation photographique qui est de l’ordre de
l’illusion…/Laurent vient de quitter la maison. Je suis énervé. Aucun rapport.
Je le suis depuis ce midi, sans raison particulière. Nœud de tension au ventre
qui ne m’a pas lâché de l’après-midi. J’ai eu beaucoup de mal à être présent
durant cette après-midi pourtant riche et je me demande dans quelle mesure il ne
l’a pas remarqué, ne l’a pas mis sur le compte de sa présence… Il est venu avec
son laptop et sa carte-son. Je dois changer la mienne, rudimentaire, il me fait
une démonstration de la sienne. Puis me fait écouter une longue pièce à partir
de solos de sax qu’il compte adapter à un projet. Avons parlé son, musique,
écriture, Perec et l’article sur le free-jazz qu’il m’avait envoyé, puis
Boulgakov qu’il m’avait recommandé avec enthousiasme lorsque nous avions fait
connaissance le soir de son concert à la Renaissance, MD 26 et 27./15 h 00. Je
les ai enfin pris en photo dans le séjour, profitant de ce que Joséphine sortait
son appareil. Les trois photos prises, une curieuse pensée m’a traversé
l’esprit : « à présent, ils peuvent mourir », pensée liée à celle que j’avais
eue l’année dernière alors que j’avais étrangement renoncé à le faire : « pourvu
que cela ne provoque pas leur mort », comme si j’avais eu à ce moment-là la
dernière occasion de les avoir vivants en photo pour mon album. J’ai eu la même
pensée en découvrant le muret de Bob achevé./J’allume à l’instant ma cigarette à
l’aide d’une boîte d’allumettes provenant du « pub » Le Chien qui fume à
Cambrai, première étape de mon circuit à travers deux départements en tant que
délégué missionnaire spécial pour le compte de la CRAM : Cambrai, St Quentin,
Soissons, Laon au volant d’une Xantia. « Avec les texto, on va bientôt plus
savoir l’orthographe. À “ bientôt ”, y a bien un accent circonflexe sur le o,
non ? » Bribe d’une conversation entre deux clients. Alors que je passais la
frontière fictive entre Nord et Aisne, m’est revenu à la mémoire cette anecdote
que Guitry rapporte : « Quand vient l’été, Pauline Carton met je ne sais quoi
dans un grand sac, jette ce sac sur son épaule et s’en va faire à pied, toute
seule, le tour complet d’un département – en suivant le pointillé sur la
carte ! » J’ai pensé aussi à Damien qui, à chacun de ses anniversaires, se fait
photographier près du panneau de la préfecture du département de son âge. Cette
année, ce sera le Jura./(Il faudra que je raconte ce périple d’un jour.)/Je
scrute l’allée derrière le Caro. Personne. Me vient à l’esprit la vision de D***
hier, comme un petit vieux rabougri, vers qui je n’ai pas osé aller comme si je
n’avais su comment me comporter face à lui que je m’étonnais de voir debout et
vivant et qui, à ce moment-là, aurait pu être un spectre. En définitive, c’est
lui qui est venu vers moi. Il ne m’a rien dit de son cancer, m’a simplement
déclaré qu’il était heureux de s’en être si bien sorti même si tout n’était pas
résolu. « Je suis passé par une belle porte. Je suis vivant ! » Son rire
dévoilait sa bouche édentée dont il tamponnait régulièrement les gencives avec
un morceau d’ouate. Cette même main tenait aussi une cigarette, et l’autre un
verre dont je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas contenu de l’alcool./Ferry Renoir.
Une table à la Brasserie parmi une foule de passagers. Derrière moi, toute une
famille typique du Pas-de-Calais. Mon petit matériel immortalise leurs échanges…
Susan lit, Yann lit. Je viens de refermer Boulgakov sur le 23e
chapitre qui voit ma perplexité grandir. Magie noire, bal de sorcières et de
démons, sauce politico-russe des années 30 stalinistes. Je pense aussi à La
Tête d’Augustin qui m’avait laissé très sceptique. Je ne vois pas bien où
tout cela mène, ou pour le moins, va mener car jusqu’il y a peu il y avait une
cohésion, un sens qui était autre que celui présent qui tend vers une simple
fantasmatisation hallucinatoire. Jeu, délire. Farce./(« Ce n’est pas Caro, mais
Deacon », m’a dit Didier alors que nous prenions le chemin de la caisse. « Mais
Caro a été un élève de Deacon », a-t-il ajouté avec un sourire. Ouf.)/18 h 00,
Eurostar. Je trace les esquisses de ce que pourrait être une Clara
théâtrale. Je ne suis plus sûr du tout qu’il s’agisse d’une bonne idée… Je
relève dans l’ARC consacré à Proust : « Ni mémoire, ni amour, ni art dans la
Recherche, mais le seul fantasme d’un Narrateur qui se narre lui-même dans
un ailleurs imaginaire. Narrateur amant d’une femme, d’un homme imaginaire,
Narrateur mémorisant, imaginant, fantasmant, un passé qui n’a jamais eu lieu,
annulant le temps, puis l’espace, donc. Narrateur artiste dans l’imaginaire
d’une éternité ponctuelle. » Je souligne « ponctuelle » à même la page…