« Vous me regardez tous avec une certaine indignation parce que je ne semble pas avoir la foi dans le caractère sacré du plus grand nombre. Après tout, c’est peut-être moi qui ne comprends pas très bien. Je vais donc vous demander de m’expliquer un mythe qui, je l’avoue, me dépasse. Je prends un exemple concret. Un ouvrier couvreur tombe du toit et se casse la colonne vertébrale, ou une bonne femme qui faisait son marché passe sous un camion. Un mort, chiens écrasés, huitième page ; nous ne pourrions même pas citer le fait divers, nous ne l’avons pas lu. Un chalutier fait naufrage au large de la côte bretonne. Douze morts. Tiens, tiens. On commence à dire : “ C’est bien triste. ” On ne s’aborde pas en disant : “ Vous avez lu dans le journal de ce matin ? ” Mais on y pense déjà un peu. Le temps de finir son café. Un train déraille : cent vingt morts. Là, on prend la mine de circonstance, l’œil lointain, la bouche qui tombe. […] Un mort, ça ne fait rien, deux morts toujours rien, dix morts, ça bouge. Cent morts, ça y est ! Vous êtes triste. »