Guy à Jacques
%C’est exactement après Sa 51e apparition que je fus considéré guéri, suffisamment en tous cas pour qu’on m’incitât à rentrer chez moi. Le sommeil était revenu, progressivement, mon corps avait même commencé à s’étoffer un peu, dans des limites, pourtant, bien en deçà de ma corpulence initiale. Mon regard sortait de l’ombre et mes cheveux retrouvaient un mouvement qu’ils n’avaient plus accordé depuis longtemps, devenus tels une crêpe ratée, raides et plats comme si on les avait collés ensemble. Le docteur Thê m’avait assuré que le goût et l’appétit allaient vite revenir, une question de jours, en tous cas, les perfusions, étaient au placard et définitivement. Pour lui, j’étais sauvé. Et si je donne aujourd'hui quelque crédit à son diagnostic, c’est qu’il y a six mois encore, il ne comprenais plus. Je rechutais périodiquement. J’allais pourtant déjà bien mieux qu’au début de ma cure. Comment aurait-il pu en être autrement, Il me visitait chaque nuit depuis plusieurs semaines et inexorablement, tendait vers moi Sa main. Et je me réveillais chaque fois plus anéanti. Très vite je restai éveillé, plongé dans ma torpeur, craignant de refermer les yeux et à force de combattre un abandon redouté, je ne me couchai plus. Les fesses calées dans le club et les yeux grands ouverts : cette fois, c’est moi qui L’attendais. Longtemps Il n’est plus venu. Et un jour que certainement ma vigilance s’était relâchée quelques instants, je me réveillai en sursaut comme si je tombais du haut d’un mur. Mon cœur battait la chamade mais il faillit soudain s’arrêter. Sur le guéridon à côté de moi était posé un verre qui n’état pas le mien mais qui m’était si familier, le Sien. Celui qu’Il m’avait tendu déjà quarante-neuf fois, lors de chacun de Ses passages. Mais le verre était vide et étonnamment, je retrouvai spontanément une certaine sérénité car je savais – comment, je ne saurais le dire – que je ne l’avais pas bu. Je mis cette accalmie de mon angoisse à profit pour appeler à la rescousse un thérapeute dont la réputation semblait solide, le docteur Thê et commençai ma cure. Je pesais 39 Kg et n’avais pas vu un humain depuis trois mois. %« Tel que vous m’exposez les faits et si j’en reste au stade strict des statistiques et de ce qu’elles véhiculent, je serais tenté de dire que mien et sien font un et que cet Il n’existe pas. Mais eu égard à votre état, à la conviction que vous mettez dans vos propos et à la précision de leur relation, je vous avoue que je suis titillé et assez tenté de m’y attarder. » Il m’a adressé un sourire professionnel, les yeux fixés sur l’infirmière qui achevait de me panser. « Je ne vous cacherai pas que c’est ce point-là qui me semble le plus intéressant. » Il a désigné de l’index l’endroit sur lequel s’affairait la demoiselle. « Pas tant à cause de la zone en question que de son caractère de, comment dire… ? » « De réalité », a-t-elle fait en se redressant. « Non, pas de réalité, puisque l’on sait bien ce qu’elle est et ce qu’elle vaut, mais plutôt… » « D’authenticité ? » ai-je dit. « Authenticité pourrait convenir, mais je parlerais plutôt de… véridicité. » Elle lui a jeté un regard froncé comme si elle mettait en doute l’existence de ce mot. « Car, si on y réfléchit bien et si je prends pour argent comptant le fait que vous n’ayez vu aucun être humain depuis trois mois comme vous le prétendez, il est incroyable que vous vous soyez retrouvé dans cet état sans qu’en aucune façon une main d’homme en soit responsable. » Elle lui a de nouveau jeté un coup d’œil, écarquillé cette fois, signe tout à la fois d’une désapprobation et d’une stupéfaction. « J’en déduis, par conséquent, que la cause est à chercher ailleurs et c’est cet ailleurs qui justement sème le trouble dans la conviction première que j’avais que rien de vos propos n’était soutenable. » Elle s’est éloignée du lit pour se diriger vers un petit guéridon de métal sur lequel reposait un groupe de fioles. « N’en déduisez pas que cela faisait de vous un fabulateur ou un mystificateur, auquel cas vous ne seriez pas ici, croyez-le bien. » Elle en a agrippé une qu’elle a agitée avec une soudaine fébrilité. ;